Actualité
9 min de lecture
5 octobre 2023
Comment appréhender l'analyse de double matérialité ? Quel est le calendrier d'application dans le temps ? Les détails donnés par l'acte délégué.

Dans un communiqué de presse du 31 juillet 2023, la Commission européenne a annoncé avoir adopté le même jour, par acte délégué, les normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) ou normes européennes d’information sur la durabilité. Ces normes de durabilité sont destinées à guider les entreprises - entrant dans le périmètre de la directive CSRD du 14 décembre 2022 -, à présenter et à communiquer sur leurs performances extra-financières (Dir. (UE) n° 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil, 14 déc. 2022 : JOUE n° L 322, 16 déc.). Cette publication, de l’aveu même de la Commission, est de nature à accélérer la transition vers une économie européenne durable.

Si l’on peut assez largement souscrire à cette dernière assertion, on sera en revanche plus dubitatif sur les propos de Mairead McGuinness, la commissaire chargée des services financiers, de la stabilité financière et de l’union des marchés de capitaux, qui a déclaré : « Les normes que nous avons adoptées aujourd’hui sont ambitieuses et constituent un outil important pour soutenir le programme de l’UE en matière de finance durable. Elles établissent un juste équilibre entre la limitation de la charge pesant sur les entreprises déclarantes et la possibilité pour ces dernières de montrer les efforts qu’elles déploient pour respecter l’agenda de l’accord vert, et donc d’avoir accès à un financement durable ».

En effet, si les normes publiées ne sont pas nécessairement très nombreuses, elles s’avèrent qualitativement très exigeantes à mettre en œuvre. Afin d’éviter les doublons, les erreurs d’interprétation et dans le dessein de favoriser une interopérabilité efficiente entre ces normes européennes et les normes de durabilité dégagées au niveau international, les normes ESRS intègrent les discussions menées avec l’ISSB (International Sustainability Standards Board) - qui a également créé un jeu complet de normes de durabilité - et avec le GRI (Global Reporting Initiative). L’interopérabilité est également conçue comme devant éviter aux plus grandes entreprises, dont le périmètre d’action est mondial, de procéder à un double reporting fastidieux et inutile.

L’acte délégué est riche d’informations. La plupart confirme ce que l’avant-projet avait dessiné.

Principe de la double matérialité (ou double importance)

L’acte délégué précise que la double matérialité comporte deux dimensions : la matérialité d’impact (ou d’incidence) et la matérialité financière (Annexe 1 de l’acte délégué, ESRS 1, point 3, p. 5 et s.). Or, cette évaluation de la matérialité ou de l’importance, selon les termes de la directive, est structurante car, elle « constitue le point de départ de l’information en matière de durabilité au titre des ESRS », mentionne l’annexe 1 de l’acte délégué. Les incidences (la matérialité d’impact), les risques et les opportunités de l’entreprise (la matérialité financière) « sont donc pris en compte dans la perspective de leur importance relative, qu’ils soient ou non financièrement significatifs » (Annexe 1 de l’acte délégué, ESRS 1, point 3.2, p. 7 et s.). « Une question de durabilité est [donc] « importante » lorsqu’elle répond aux critères correspondant à l’importance du point de vue de l’incidence, à l’importance du point de vue financier, ou aux deux à la fois », explique l’acte délégué.

Toutefois, la matérialité d’impact et financière sont étroitement liées. Par exemple, un impact sur le développement durable peut être financièrement significatif dès le départ ou le devenir lorsqu’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il affecte les résultats de l’entreprise, ses résultats financiers, ses flux de trésorerie, son accès au financement ou le coût du capital à court, moyen ou long terme.

L’acte délégué précise encore que lors de l’identification et de l’évaluation des impacts, des risques et des opportunités, dans la chaîne de valeur de l’entreprise - afin de déterminer leur importance relative - l’entreprise doit se concentrer sur les domaines dans lesquels des impacts, des risques et des opportunités sont considérés comme susceptibles de se produire, sur la base de :

  • la nature de ses activités,
  • de ses relations d’affaires,
  • des zones géographiques où elle opère,
  • ou d’autres facteurs concernés.

Pour mener à bien son exercice de matérialité, l’entreprise doit également examiner son éventuelle dépendance à l’égard de la disponibilité des ressources naturelles, humaines et sociales à des prix et à des niveaux de qualité appropriés, indépendamment de ses incidences potentielles sur ces ressources.

La matérialité d’impact (ou d’incidence)

L’impact matériel est envisagé largement. Une question de durabilité est importante du point de vue de son incidence lorsque les conséquences de l’activité de l’entreprise pèsent sur les personnes ou l’environnement (c’est-à-dire sur les questions environnementales, sociales et de gouvernance) à court, moyen ou long terme.

Les impacts comprennent ceux qui sont liés aux activités de l’entreprise elle-même et à sa chaîne de valeur (en amont et en aval), ce qui inclut par exemple les activités de ces transporteurs (à l’image de ce qu’a réalisé en France la loi Climat et résilience du 22 août 2022). Ses relations d’affaires sont également visées, étant précisé que ces relations ne se limitent pas aux relations contractuelles directes, ce qui élargit d’autant le spectre de l’analyse de matérialité.

Une difficulté surgit néanmoins, qui impose de croiser les sources. En effet, l’acte délégué précise que l’évaluation de l’importance d’un impact négatif s’appuie sur le processus de « diligence raisonnable défini dans les instruments internationaux que sont les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme et les principes directeurs de l’OCDE à l'intention des entreprises multinationales ». On reconnaît là les sources fondamentales de la RSE internationale, mais dont les préceptes demeurent relativement standards, sinon passablement imprécis.

Incidences négatives

L’acte délégué tente ainsi une approche plus précise qui indique que :

  • pour les impacts négatifs réels, l’importance relative est basée sur la gravité de l’impact,
  • tandis que pour les impacts négatifs potentiels, elle est basée sur la gravité et la probabilité de l’impact.

La gravité est déterminée sur la base des facteurs suivants :

  • l’ampleur ;
  • l’étendue ; 
  • et le caractère irrémédiable de l’impact.

Cas particuliers énoncés par l’acte délégué, en cas d’un impact négatif potentiel sur les droits de l’Homme, la gravité de l’impact prime toujours sur sa probabilité.

Incidences positives

Quant aux impacts positifs, la matérialité est basée sur :

  • l’ampleur et l’étendue de l’impact pour les impacts réels ; 
  • et l’ampleur, l’étendue et la probabilité de l’impact pour les impacts potentiels.

La matérialité financière

S’agissant de l’impact financier, il est conçu comme un élargissement du champ d’application de la matérialité utilisée dans le processus de détermination des informations à inclure dans les états financiers de l’entreprise.

L’évaluation de « l’importance relative » financière correspond à « l’identification des informations qui sont considérées comme significatives par les principaux utilisateurs des rapports financiers à usage général pour prendre des décisions relatives à l’octroi de ressources » à l’entreprise, mentionne l’annexe 1 de l’acte délégué. « En particulier, les informations sont considérées comme significatives pour les principaux utilisateurs des rapports financiers à usage général si l’omission, l’inexactitude ou l’occultation de ces informations peut raisonnablement influencer les décisions qu’ils prennent sur la base de la déclaration de durabilité de l’entreprise ». On mesure combien cette analyse est destinée à satisfaire les banques, agences de notation, Etats, etc., dans l’octroi des crédits, notes ou subventions que ces entités pourraient être amenées à délivrer. Les actionnaires sont aussi, en creux, visés.

Ainsi, une question de développement durable est importante d’un point de vue financier si elle déclenche ou pourrait raisonnablement déclencher des effets financiers importants pour l’entreprise. C’est le cas lorsqu’elle « génère des risques ou des opportunités qui ont une influence importante, ou dont on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils aient une influence matérielle, sur le développement, la position financière, les résultats financiers, les flux de trésorerie, (…) l’accès au financement ou le coût du capital de l’entreprise à court, moyen ou long terme ».

De nouveau, cette analyse est envisagée très largement. « Les risques et les opportunités peuvent découler d’événements passés ou futurs ». L’importance financière d’une question de développement durable n’est ainsi pas limitée aux questions qui sont exclusivement sous le contrôle de l’entreprise, mais comprend également des informations sur les risques et les opportunités attribuables à « des relations d’affaires au-delà du périmètre de consolidation utilisé dans la préparation des états financiers ».

Attention également à prendre en compte « la probabilité d’occurrence » des risques et opportunités et « l’ampleur potentielle des incidences financières » au moment de déterminer la matérialité financière.

Actions menées pour traiter les questions de durabilité

L’acte délégué mentionne également la nécessaire prise en compte d’actions déjà développées par l’entreprise pour remédier à certaines « incidences ou à certains risques » ou au contraire pour « saisir certaines opportunités ». L’évaluation de la matérialité doit donc en tenir compte. Le texte mentionne par exemple « un plan d’action » mis en place par une entité pour « décarboner la production en abandonnant certains produits ». Ce plan « pourrait avoir des incidences négatives importantes sur les effectifs de l’entreprise et entraîner des risques importants liés aux indemnités de licenciement ». Dans ce cas, l’entité devra signaler les incidences négatives importantes ou les risques importants du plan en question (Annexe 1 de l’acte délégué, ESRS 1, point 3.6).

A noter, l’EFRAG travaille actuellement à la rédaction de lignes directrices sur l’analyse de matérialité. Un avant-projet a été présenté durant le mois d’août.

Mener son analyse de matérialité sur une question de durabilité (ESRS thématiques)

Principes généraux

Degré à évaluer

Les incidences, les risques et les opportunités de l’entreprise liées à une question de durabilité doivent être d’une « importance relative ».

Etapes à respecter

1) Identifier les incidences, les risques et les opportunités ;

2) Les évaluer ;

3) Déterminer les questions matérielles (voir les sujets ou sous sujets des ESRS thématiques).

Ne pas oublier de prendre en compte :

1) Le point de vue des parties prenantes ;

2) Sa chaîne de valeur amont/aval (relations d’affaires) ;

3) La nature de ses activités ;

4) Les zones géographiques ou l’entreprise opère ;

5) D’autres facteurs potentiellement concernés ;

6) Son éventuelle dépendance à l’égard de la disponibilité des ressources naturelles, humaines et sociales.

 

 

 

 

Double matérialité à appréhender

 

Attention :

Une question de durabilité est « importante » lorsqu’elle est :

- importante du point de vue de l’incidence (1),

- ou importante du point de vue financier  (2),

- ou les deux à la fois.

 

 

Evaluer la matérialité d’impact ou d’incidence (1)

1) les activités de l’entreprise ont une incidence sur les questions de durabilité ;

2) à court, moyen ou long terme ;

3) les impacts négatifs réels ou potentiels sont à appréhender (gravité et probabilité) ;

4) de même que les impacts positifs réels ou potentiels (ampleur, étendue et probabilité) ;

5) l’évaluation s’appuie sur la procédure de diligence raisonnable mise en place ;

6) les actions menées par l’entreprise pour remédier à certaines incidences doivent être identifiées.

 

Evaluer la matérialité financière (2)

1) une question de durabilité génère des risques ou des opportunités financière pour l’entreprise (sur le développement, la position financière, les résultats financiers, les flux de trésorerie, l’accès au financement ou le coût du capital de l’entreprise) ;

2) à court, moyen ou long terme ;

3) les risques ou opportunités peuvent découler d’évènements passés ou futurs ;

4) la probabilité d’occurrence doit être prise en compte ;

5) de même que l’ampleur potentielle de ces risques et opportunités ;

7) les actions menées par l’entreprise pour remédier à certains risques ou saisir certaines opportunités doivent être identifiées.

Application dans le temps

L’acte délégué prévoit une adoption en douceur des normes nouvelles par les entreprises assujetties. Le temps nécessaire pour que chacune, y compris et peut-être surtout les plus importantes, intègre parfaitement les exigences et mesure les contours de la nouvelle réglementation. Au sein des sociétés, diverses directions – impact/RSE, commerciale, juridique, RH, qualité, etc.– auront à s’adapter et à prendre la mesure des nouvelles obligations.

Ainsi, trois niveaux de mise en œuvre sont prévus :

  • dès 2025, pour les entreprises déjà soumises à la directive NFRD du 22 octobre 2014, qui ont déjà un certain recul  sur ce type d’exigence de reporting climatique (Dir. (UE) n° 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil, 22 oct. 2014 : JOUE n° L 330, 15 nov.) ;
  • dès 2026 pour les entreprises qui ne sont pas actuellement soumises à la directive NFRD, c’est-à-dire les entreprises de plus de 250 salariés et/ou 40 millions d’euros de chiffre d’affaires, et/ou 20 millions d’euros d’actifs ;
  • dès 2027 pour les PME cotées (sauf les microentreprises), qui pourront opter pour un report jusqu’en 2028. 

A noter, la Commission européenne consulte jusqu’au 6 octobre les parties prenantes pour réhausser rapidement ces différents seuils.    

Arnaud LECOURT, professeur de droit privé à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour. Enseignant-chercheur membre de l'UMR Transitions énergétiques et environnementales (TREE)