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27 juillet 2023
Arnaud Lecourt est professeur de droit privé et de sciences criminelles à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour. Il est l'un des enseignants-chercheurs membres de l'UMR Transitions énergétiques et environnementales (TREE) qui se spécialise sur la question du reporting de durabilité. Dans cette interview, il revient sur les éléments généraux de l'avant-projet de normes ESRS présenté par la Commission européenne.

Pour rappel, la directive CSRD du 14 décembre 2022 se substitue à la directive NFRD. Le texte doit être transposé d’ici la fin de l’année au sein des États membres. Elle est importante à deux égards. Tout d’abord, elle concerne davantage d’entreprises (cinq fois plus selon les estimations de la Commission européenne), la directive NFRD ne créant d’obligations que pour les très grandes sociétés cotées contrairement à la directive CSRD qui s’adresse également aux sociétés non cotées (sous conditions de seuils). Second élément, on ne parle désormais plus d’ « informations non-financières » mais d’« informations de durabilité ». Là encore, le périmètre a été élargi : il s’agit d’informations en matière climatique ou environnementale mais également d’informations en matière de droits sociaux, de respect des droits de l’Homme et de gouvernance au sens large du thème. Ces informations de durabilité sont regroupées autour de trois pôles : l’environnement, le social et la gouvernance.

La directive a prévu la publication de normes « standardisées » de reporting de durabilité (les normes ESRS) applicables à toutes les entités européennes qui atteignent certains seuils. Ce jeu de normes harmonisera le vocabulaire et le contenu des informations à publier par toutes les sociétés partout en Europe. Un premier jeu de douze normes universelles (ESRS 1 à ESRS G1) doit être officiellement présenté par la Commission européenne d’ici la fin de l’année 2023 (à la suite des recommandations émises par l’EFRAG en novembre 2022 et de la consultation publique menée par les services de la Commission entre le 9 juin et le 7 juillet derniers). Puis viendront des normes sectorielles et d’autres s’intéressant plus spécifiquement aux PME cotées.

Concernant l’avant-projet de normes relatives à la publication d’informations en matière de durabilité, que dire de la partie sur les principes généraux (ESRS 1) ?

Ces principes généraux posent les bases d’un langage commun normalisé permettant aux entreprises de traiter les questions d’ESG. Au sein de ces principes, il y a une approche clé qui est celle de la double matérialité. Toutes les entreprises qui vont avoir à communiquer des informations de durabilité vont devoir le faire selon une double approche. Elles auront à considérer les impacts de leurs activités sur les personnes, l’environnement et le climat, etc. Mais elles devront aussi présenter, à rebours, la manière dont les questions climatiques, sociales et de gouvernance impactent leurs activités au plan financier.

Dès lors qu’une société est assujettie aux dispositions de la directive, cet exercice de double matérialité doit-il être obligatoirement réalisé sur l’ensemble du spectre de la CSRD ?

Oui, absolument ! Cette double approche concerne toutes les entreprises qui entrent dans le périmètre de la directive. L’exercice doit être mené sur l’ensemble des items prévus par la directive. A priori, si à l’issue de l’analyse de matérialité un risque lié à un ESRS n’est pas identifié comme matériel pour l’entreprise, elle n’aura pas à fournir d’information sur cet ESRS. Cela donne de la liberté aux entreprises ; l’exercice reste relativement subjectif. Actuellement, nous sommes face à la même difficulté pour le reporting climat ou le plan de vigilance : l’entreprise ne reporte que sur ce qu’elle juge elle-même important. C’est un des points de critiques. Aucune méthodologie n’est imposée par la directive CSRD. Elle ne met pas en place de grille d’analyse véritablement objective. Toutefois, le reporting va être audité. Ce qui constitue une avancée par rapport à l’existant.

L’ESRS 2 liste des informations générales que toute entreprise assujettie devra présenter au sein de son rapport de durabilité. Lesquelles sont-elles ?

Il y a quatre grands types d’informations qui doivent être fournis. L’ESRS 2 les présente de manière détaillée et technique.

Il y a, tout d’abord, dix informations de nature générale : la fiche d’identité de l’entreprise (le contexte de sa création et de ses activités pour pouvoir mesurer son impact sur l’environnement), l’option qu’a retenue l’entreprise pour présenter ses informations de durabilité (modèle type ou original), ses éventuelles filiales dans le monde couvertes par l’obligation de reporting, etc. Cela permet de comprendre le contexte de l’entité.

Dans un second temps, quatre volets d’informations sont à délivrer sur la stratégie et le modèle d’affaires de l’entreprise. La stratégie et le modèle doivent bien entendu être décrits. Il faut aussi préciser la façon dont les parties prenantes (les syndicats, les salariés, les partenaires, etc.) sont consultées par l’entreprise. Cela peut être en cours d’assemblée générale ou en amont. Sont aussi à mentionner l’existence d’un CSE ou encore l’association des salariés à la gestion de l’entreprise en conseil d’administration, etc.

La troisième catégorie d’informations à dévoiler concerne la gouvernance de la durabilité. Il y a alors cinq informations à délivrer. Il convient de décrire, via son reporting, la façon dont les enjeux de durabilité sont intégrés dans la gouvernance. Autrement dit, il s’agit de répondre à la question suivante : comment est-ce que la gouvernance de l’entreprise (le directeur général, le conseil d’administration, le conseil de surveillance) intègre les enjeux de durabilité à sa stratégie ? Il faut aussi préciser les responsabilités de chacun. Par exemple, qui est responsable de la mise en œuvre du plan de vigilance ? Qui est chargé de collecter et traiter une information portant sur une atteinte à l’environnement ou aux droits humains ? Etc.

Le dernier type d’informations à délivrer concerne l’analyse de matérialité. Trois informations doivent être reportées. Quelle est la méthodologie suivie ? Quelle est l’implication des parties prenantes ? Quel est le degré de fréquence de l’analyse ?

L’avant-projet met également en place des dispositions transitoires. Que recouvrent-elles ?

Les dispositions transitoires vont permettre aux entreprises de s’approprier les textes et les normes les plus complexes, notamment celles sur la biodiversité. Les sociétés ont plus de temps pour pouvoir formaliser leur reporting sur certains ESRS. Elles peuvent ainsi s’approprier les textes et voir ce que recouvrent concrètement les différentes normes pour elles.

Ainsi, les sociétés qui ont moins de 750 salariés - ce qui représente les trois quarts des sociétés concernées - se voient appliquer trois dispositions transitoires. Elles pourront, par exemple, différer de 2 ans l’application de la norme sur la biodiversité (ESRS 4), tout comme celle relative aux enjeux sociaux concernant les travailleurs sur la chaîne de valeur, les communautés affectées ou les consommateurs (ESRS S2 à S4). Elles ne seront donc pas tenues de s’intéresser à ces éléments dans leur reporting extra-financier pendant cette période.

Il y a aussi certaines obligations de reporting spécifiques, notamment la publication des émissions de gaz à effet de serre (GES). Sur ce sujet-là, à nouveau, les entreprises de moins de 750 salariés vont pouvoir différer la publication de leurs émissions de GES d’au moins une année.

Nous nous apercevons à l’UMR que de très nombreuses sociétés, notamment de très grandes, ne maîtrisent pas encore l’ensemble des concepts de la CSRD. Il faudra un temps d’appropriation par les services juridiques.

Le texte de la Commission évoque aussi des « disclosure requirements » (DR) (ESRS2). Pouvez-vous nous expliquer ce que recouvre cette notion ?

Au sein de chacune des normes ESRS figurent des piliers qui reposent eux-mêmes sur des indicateurs. Ces derniers renvoient à une liste d’informations à fournir (des data points). Il y a une centaine d’informations obligatoires à délivrer, qu’un risque soit matériel ou non pour l’entreprise, quitte à le préciser. Toutefois, à côté de ces éléments obligatoires sont présentés des data points volontaires. Nous sommes dans le domaine de la RSE où la soft law demeure présente. L’entreprise peut donc compléter les éléments obligatoires à présenter à l’aide de données volontaires. Ce qu’elle aura tendance à faire si c’est une entreprise à mission, par exemple. L’entreprise aura alors tout intérêt à dévoiler un maximum d’informations de durabilité.

Au début de l’année 2022, l’EFRAG avait proposé un prototype de reporting climat. Il était à l’époque basé sur trois piliers : la stratégie, l’implémentation et la mesure de la performance. Est-ce qu’il sera récupéré par les entreprises qui pourraient le dupliquer ? C’est une possibilité. Ce qui était intéressant, c’est qu’il reposait déjà sur les data points obligatoires. Vu la complexité de la règlementation, cela offre un cadre préétabli. Au sein du volet stratégie, le prototype mentionnait l’obligation de décrire les décisions prises par le conseil d’administration relatives au climat. La part du chiffre d’affaires orienté dans la lutte contre le changement climatique était aussi à présenter. Nous disposions déjà d’un tableau structurant permettant aux entreprises de remplir leurs propres informations. Cela permettait de gagner du temps et de couvrir toutes les normes obligatoires et éventuellement optionnelles.

Le 26 juin, l’ISSB a également publié ses standards en matière de reporting de durabilité. Quelles sont les différences avec le projet de l’UE ?

A mon sens, les similitudes sont extrêmement fortes. Il y a très peu d’écart.

Que recommandez-vous aux entreprises pour entamer leurs travaux ?

Tout d’abord, de se référer aux recommandations faites par l’AMF aux entreprises pour se préparer à l’entrée en vigueur des normes ESRS. L’Autorité a dégagé trois pistes. La première est celle d’utiliser le droit transitoire pour analyser les textes et développer l’expertise. Il faut bien comprendre les obligations de publication reposant sur son entreprise. Plusieurs personnes doivent monter en compétence en interne sur ces questions environnementales, sociales et de gouvernance.

Il est également important de travailler en mode projet. Il ne s’agit pas simplement que le service juridique se saisisse du sujet. Il est nécessaire que toutes les fonctions concernées au sein de l’entreprise par la durabilité travaillent ensemble (la logistique, la qualité, la direction commerciale, celle du numérique, la DRH, la direction financière, la communication, etc.) afin d’identifier les risques, les opportunités et de réfléchir à la mise en œuvre d’une politique de durabilité ainsi que d’actions les plus efficaces possibles pour la société. Le travail en synergie est indispensable. Le nombre d’informations à délivrer est tel, leur densité est telle, que cela peut difficilement concerner une seule direction de l’entreprise.

Dernière recommandation que l’AMF adresse aux sociétés cotées : celle de construire un outil informatique de collecte des données permettant ensuite de construire le reporting extra-financier.

propos recueillis par Sophie BRIDIER