Dans une décision du 9 décembre 2022 (Cons. const., déc. n° 2022-1029 QPC, 9 déc. 2022 ; Elnet Dr. aff., 14 déc. 2022), le Conseil constitutionnel a déclaré conformes aux dispositions des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (DDHC), qui protègent le droit de propriété, les dispositions du code de commerce autorisant :
- d’une part, les clauses de statuts de SAS prévoyant les conditions dans lesquelles un associé peut être tenu de céder ses actions (C. com., art. L. 227-16, al. 1) ;
- d’autre part, la modification de ces clauses par la collectivité des associés aux conditions et formes prévues par les statuts (C. com., art. L. 227-19, al. 2), et non plus nécessairement à l’unanimité.
Nous revenons dans le détail sur cette décision faisant suite à quatre questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui avaient pour objet de contester la validité des dispositions précitées (Cass. com., QPC, 12 oct. 2022, n° 22-40.013, FS-B ; Elnet Dr. aff., 2 nov. 2022).
Pas de privation de propriété au sens de l’article 17 de la DDHC
Aux termes de l’article 17 de la DDHC : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. »
Le Conseil considère que les dispositions litigieuses « ont pour seul objet de permettre à une société par actions simplifiée d'exclure un associé en application d'une clause statutaire. S'il en résulte qu'un associé peut être contraint de céder ses actions, elles n'entraînent donc pas une privation de propriété au sens de l'article 17 de la Déclaration de 1789 ».
On prendra acte de cette conclusion, qui emporte une conséquence importante : dès lors que la cession contrainte des actions issue d’un processus statutaire n’est pas assimilable à une privation de propriété, l’associé évincé ne peut se prévaloir de la contrepartie constitutionnelle de cette privation consistant en une juste indemnité, soit un prix de cession juste.
Conformité des dispositions à l’article 2 de la DDHC
Pour conclure à la conformité des dispositions litigieuses à l’article 2 de la DDHC, le Conseil devait s’assurer que leurs atteintes au droit de propriété étaient « justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi » (exigences posées par une jurisprudence constante, notamment Cons. const., 7 oct. 2015, n° 2015-486 QPC).
Atteinte au droit de propriété justifiée par un objectif d’intérêt général
Selon le Conseil, l’objectif d’intérêt général est établi au regard du double constat suivant :
- en permettant à une SAS de contraindre un associé à céder ses actions, « le législateur a entendu garantir la cohésion de son actionnariat et assurer ainsi la poursuite de son activité » ;
- « il ressort des travaux préparatoires de la loi du 19 juillet 2019 que, en prévoyant que l'adoption ou la modification d'une clause d'exclusion puisse être décidée sans recueillir l'unanimité des associés, il (le législateur) a également entendu éviter les situations de blocage pouvant résulter de l'opposition de l'associé concerné à une telle clause. »
On en déduit que, selon le Conseil, la poursuite de l’activité d’une société commerciale relève de l’intérêt général. Ce constat fait, on peut admettre que la poursuite de cette activité nécessite une relative cohésion de l’actionnariat susceptible de justifier, dans certains cas, l’exclusion d’un associé. Or, il est vrai qu’une telle exclusion peut nécessiter l’adoption ou la modification préalable d’une clause d’exclusion sans l’accord de l’intéressé.
Atteinte au droit de propriété proportionnée à l’objectif poursuivi
Le Conseil conclut, enfin, que les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Il fait valoir, à cet égard, diverses garanties entourant la décision d’exclusion et le rachat des actions qui en résulte. Compte tenu de leur importance, ces garanties appellent des développements autonomes (voir ci-dessous).
Garanties liées à la décision d’exclusion
Respect d'une procédure statutaire
Le Conseil observe que « la décision d’exclure un associé ne peut être prise qu’à la suite d’une procédure prévue par les statuts », comme le prescrit effectivement l’article L. 227-16 du code de commerce. La procédure statutaire doit notamment permettre à l’associé menacé d’exclusion de s’expliquer, quoiqu’aucun échange contradictoire ne semble requis lorsque l’exclusion, résultant de la réalisation d’un fait objectif, est automatique (clause parfois dite « d’éviction », Cass. com., 29 sept. 2015, n° 14-17.343). Le défaut de débat contradictoire peut donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts, mais pas à l’annulation de la décision (Cass. com., 13 juill. 2010, n° 09-16.156).
Motif d’exclusion stipulé par les statuts
La décision d’exclusion doit, selon le Conseil, « reposer sur un motif stipulé par les statuts ». Toutefois, la Cour de cassation a récemment admis la licéité d’une clause statutaire prévoyant l’exclusion des associés pour « justes motifs » sans préciser lesquels (Cass. com., 9 nov. 2022, n° 21-10.540 FS-B). Quoique la solution ait été rendue à propos d’une SARL à capital variable et au visa restrictif de l’article L. 231-6 du code de commerce, la doctrine ne voit pas d’obstacle majeur à son extension aux sociétés à capital fixe, dont la SAS (dans ce sens, BRDA 23/22, p. 4 ; JCP E 2022, 1412, B. Dondero ; BJS, janv. 2023, p. 9, E. Schlumberger ; JCP G 2023, 23, J-J. Barbieri ; plus nuancé, BRDA 2/23, p. 35, A. Couret). Reste à savoir si la position du Conseil constitutionnel sera de nature à tempérer ou non d’éventuelles velléités d’extension, par la Cour de cassation, de la solution précitée au-delà du périmètre des sociétés à capital variable.
En toute hypothèse, lorsque les statuts ne verrouillent pas la modification des clauses d’exclusion par l’exigence d’un accord unanime, le fait que ces clauses précisent les motifs d’exclusion n’offre qu’une garantie précaire aux minoritaires. Dans cette situation, les associés majoritaires peuvent en effet, à tout moment, se dispenser de leur accord pour enrichir la liste de ces motifs ou les redéfinir à leurs dépens. Ce sont surtout les bornes fixées par l’abus de majorité qui protègent alors les minoritaires.
Motif d’exclusion conforme à l’intérêt social
La nécessité d’un motif d’exclusion « conforme à l’intérêt social », invoquée par le Conseil, ne ressort pas clairement de la jurisprudence, ce critère n’ayant été mentionné qu’à une seule reprise, et d’une manière incidente, par la Cour de cassation (Cass. com., 8 mars 2005, n° 2-17.692 F-PB).
Pour autant, la condition de conformité à l’intérêt social n’est pas dénuée de fondement si l’on admet que « cet intérêt guide toute la gestion de la société aux termes de l’article 1833, alinéa 2 du Code civil » (B. Dondero, préc.) et qu’il devrait, par suite, innerver les clauses statutaires ayant vocation à contribuer au bon fonctionnement social. Les clauses d’exclusion appartiennent certainement à cette catégorie, leur objet étant loin d’être réductible à la maîtrise du capital social (qui intéresse essentiellement les rapports entre associés).
En toute hypothèse, la question de la conformité du motif d’exclusion à l’intérêt social ne manquera pas d’être posée en cas de mise en cause de la décision d’exclusion sur le fondement de l’abus de majorité, de l’abus de droit ou de la fraude.
Contrôle judiciaire de la décision d’exclusion
Le Conseil rappelle que la décision d’exclusion peut être contestée par l’associé devant le juge, étant précisé que les statuts ne peuvent pas en décider autrement (Cass. com., 21 oct. 1997, n° 95-13.891 P). Il ajoute que le contrôle du juge doit porter sur « la réalité et la gravité du motif retenu ». Cependant, dans l’état actuel de la jurisprudence, ce critère de « gravité » ne semble mobilisable que dans les cas où le motif d’exclusion est laissé à la libre appréciation d’un organe déterminé (Cass. com., 14 nov. 2018, n° 16-24.532) ou qu’il appelle, tel le « juste » motif, une appréciation subjective. Il n’est pas appliqué lorsque le motif d’exclusion consiste en la réalisation d’un fait objectif (perte de la qualité de salarié, par exemple).
Le juge devra, plus généralement, vérifier que la décision d’exclusion n’est pas abusive (Cass. com., 21 oct. 1997, n° 95-13.891 P ; Cass. 1ere civ., 3 févr. 2021, n° 16-19.691 FS-P).
Garanties liées au rachat des titres
Le Conseil observe enfin que « l'exclusion de l'associé donne lieu au rachat de ses actions à un prix de cession fixé, selon l'article L. 227-18 du code de commerce, en application de modalités prévues par les statuts de la société, ou, à défaut, soit par un accord entre les parties, soit par un expert désigné dans les conditions prévues à l'article 1843-4 du code civil ». Cependant, cet expert n’a vocation à intervenir que si les dispositions des statuts ne permettent pas de déterminer le prix de cession (C. com., art. L. 227-18, al. 1). En d’autres termes, à moins que l’unanimité ne soit requise pour établir les modalités de fixation du prix de sortie, les minoritaires n’auront d’autre choix que de se soumettre à celles, possiblement désavantageuses pour eux, qui auront été arrêtées par les associés majoritaires (sauf à intenter une action en abus de majorité).
Le Conseil ajoute, en dernier lieu, que le prix de cession des actions peut être contesté en justice. Cette affirmation appelle quelques précisions. Il n’appartient pas au juge de se substituer aux parties ou à un expert pour fixer le prix de cession des actions (Cass. 1re civ., 25 janv. 2005, n° 01-10.395, FS - P + B ; Cass. com. 12 juin 2007, n° 05-20.290 ; E. Schlumberger, préc., spéc. n° 29). Le juge peut cependant s’assurer que ce prix n’est pas dérisoire (C. civ., art. 1169). Par ailleurs, on peut admettre qu’il puisse exercer un contrôle indirect du prix de cession pour juger du caractère abusif ou non de la décision d’exclusion appréhendée dans sa globalité.
Recours demeurant ouverts aux associés exclus
Récemment, la Cour de cassation a jugé que l’abandon de l’exigence légale de l’unanimité pour l’adoption ou la modification des clauses d’exclusion dans la SAS, intervenue en 2019 dans le cadre de loi Soilihi, ne concernait pas seulement les SAS constituées après l’entrée en vigueur de cette loi, mais toutes les SAS existantes (Cass. com., QPC, 12 oct. 2022, n° 22-40.013, FS-B). Par ailleurs, le Conseil constitutionnel vient de lever tout doute concernant la conformité du nouveau régime d’exclusion au droit de propriété protégé par la DDHC.
Compte tenu de ces décisions, quels recours demeurent ouverts aux associés entendant contester leur exclusion ?
Augmentation des engagements non consentie (C. civ., art. 1836, al. 2)
En premier lieu, un associé exclu sur le fondement d’un motif introduit dans les statuts sans son accord peut être tenté de contester son exclusion au motif qu’elle repose sur une modification statutaire ayant augmenté ses engagements sans son consentement, en violation de l’alinéa 2 de l’article 1836 du code civil. Cependant, rien n’indique qu’un tel recours emportera l’adhésion des juges, l’applicabilité de l’article 1836 au cas présent étant soumise à des objections sérieuses (pour une analyse détaillée de la doctrine, divisée en la matière, v. Dalloz, Rép. Soc., Société par actions simplifiée, nos 185 et s., P. Le Cannu, J. Heinich et J. Delvallée). D’abord, il n’est pas du tout acquis que l’introduction dans les statuts d’une clause ou d’un cas d’exclusion constitue une augmentation des engagements de l’associé dans l’état actuel de la jurisprudence. Ensuite, l’alinéa 2 de l’article L. 227-19 du code de commerce semble déroger de manière non équivoque à l’article 1836 du code civil et devrait donc recevoir pleinement effet (C. civ., art. 1834). Enfin, l’application de l’article 1836 reviendrait à ignorer la volonté manifeste du législateur de faciliter l’exclusion des associés dans les SAS, interprétée comme telle par le Conseil constitutionnel.
Abus de majorité, abus de droit ou fraude
Moins douteuse apparaît la recevabilité des actions fondées sur l’abus de majorité (exclusion décidée par la collectivité des associés), l’abus de droit (exclusion décidée par un organe autre que la collectivité des associés) ou la fraude. Parmi les éléments de nature à établir un abus entourant une décision d’exclusion prise à la majorité des associés au moyen d’une clause adoptée dans les mêmes conditions, on peut citer : l’absence de justification sociale au motif d’exclusion, l’applicabilité de ce motif au seul intéressé en pratique, un délai court entre l’ajout dans les statuts du motif d’exclusion et la décision d’exclusion, un motif d’exclusion dérisoire ou n’induisant aucune faute couplé à un prix de sortie décoté profitant aux associés majoritaires, l’évincement d’une minorité de blocage qui empêchait la réalisation d’un projet contraire à l’intérêt social et profitant exclusivement aux associés majoritaires, etc.
Défaut d'accord préalable sur les modalités de fixation du prix
Enfin, on peut se demander dans quelle mesure l’associé exclu pourrait contester le prix de cession déterminé selon des modalités fixées par les statuts sans son accord. Une lecture exégétique de l’article L. 227-18 du code de commerce pourrait être invoquée. Il en ressortirait qu’au sens de cet article, les « modalités du prix de cession des actions » fixées par les statuts s’entendent de modalités fixées à l’unanimité des associés et qu’à défaut d’unanimité, l’associé n’ayant pas consenti à ces modalités est en droit de contester le prix de cession et de requérir sa fixation par l’expert de l’article 1843-4 du code civil. Au terme d’un raisonnement convaincant, des auteurs invitent à une telle lecture (JCP E, 2020, n° 10, spéc. n° 22, D. Martin, M. Carosso). Cependant, il faut admettre qu’elle se heurte à la lettre de l’article L. 227-18 (la condition d’unanimité n’est pas posée par le texte) et l’on peut douter que les juges s’affranchissent de celle-ci.
Associés majoritaires : quelle attitude adopter ?
En premier lieu, les associés majoritaires peuvent se contenter de s’en tenir à l’unanimité pour adopter les clauses prévoyant les motifs d’exclusion et le prix de cession correspondant, ainsi que pour modifier ces clauses. Une telle attitude limitera nettement le risque contentieux.
Toutefois, au regard de la règle édictée à l’alinéa 2 de l’article L. 227-19 du code de commerce, les associés majoritaires devraient pouvoir valablement introduire ou modifier une clause d’exclusion en passant outre l’accord d’un ou de plusieurs associés dès lors que les règles statutaires de majorité les y autorisent. A cet égard, l’exigence d’une majorité simple ou qualifiée est envisageable pour l’adoption ou la modification de la clause d’exclusion proprement dite. On conseillera en revanche de maintenir l’unanimité pour la clause de rachat des actions cédées.
Clause relative à l’exclusion proprement dite
Au regard des textes applicables, il ne paraît pas déraisonnable d’adopter ou de modifier à la majorité prévue par les statuts une clause fixant des motifs d’exclusion conformes à l’intérêt social, l’organe compétent pour prononcer la décision d’exclusion et la procédure à suivre. Il conviendra de déterminer précisément ces motifs d’exclusion dans les statuts de SAS à capital fixe, la possibilité de prévoir dans les statuts une exclusion pour « justes motifs » n’ayant jusqu’à présent été clairement admise que pour les sociétés commerciales à capital variable (voir, ci-dessus, « Motif d’exclusion stipulé par les statuts »). Les motifs d’exclusion manifestement opportunistes devront être proscrits, les risques d’annulation de la décision d’exclusion pour abus de majorité, abus de droit ou fraude paraissant sérieux dans un tel cas.
Clause relative au prix de rachat
La fixation du prix de rachat relatif à l’exclusion nous paraît constituer un foyer majeur du risque contentieux, notamment sur le terrain de l’abus de majorité. Il est en effet vraisemblable que les juges intégreront le paramètre « prix » parmi les critères d’appréciation de cet abus. Au demeurant, le Conseil constitutionnel les y invite indirectement en indiquant que le prix de cession des actions peut être contesté en justice.
Dès lors, même si les textes n’appellent pas autant de précaution, on recommandera aux associés de fixer à l’unanimité, dans une clause des statuts ou d’un pacte extrastatutaire, le prix de rachat ou ses modalités de détermination ; il faudra, par ailleurs, verrouiller cette clause en stipulant qu’elle ne peut être modifiée qu’à l’unanimité des associés. A défaut d’accord unanime sur ces deux points, une décision adoptée à la majorité des associés devra prévoir que le prix de rachat est fixé d’un commun accord entre les parties ou, à défaut d’accord, par un expert désigné dans les conditions prévues à l’article 1843-4 du code civil (pour une façon concrète de procéder en assemblée, v. Elnet Dr. aff., 30 juin 2020 in fine, G. Lesage). Dans tous les cas, si des décotes sont prévues, elles devront être associées à des motifs sérieux (voire graves si l’unanimité n’a pas été obtenue) et fixées à des pourcentages raisonnables.