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5 juillet 2023
Des représentants des groupes Nestlé, EDF et Capgemini ont témoigné sur l'organisation interne déployée pour réaliser leurs plans de vigilance et se préparer au rapport de durabilité.

Le 20 juin dernier, l’ACE, l’AFJE et le Cercle Montesquieu se sont associés pour organiser une conférence intitulée « décrypter la RSE », à la Maison du Barreau. Une première table ronde, modérée par Maria Lancri, avocate associée chez Squair Law, et Catherine Stavrakis, co-responsable de la commission gouvernance et éthique du Cercle Montesquieu a surtout abordé le devoir de vigilance des multinationales. La seconde, animée par les avocats Dominique Dedieu, associée fondatrice de D3TIC et Jean-Yves Trochon, senior counsel chez Rödl & Partner, administrateur d’honneur de l’AFJE, s'est davantage focalisée sur la directive CSRD. Morceaux choisis. 

« La soft law, chez nous c’est un sport ». Lydia Meziani, directrice juridique en charge de la compliance, des droits humains et environnementaux ainsi que de l’éthique de Nestlé en France résume, en une tournure de phrase, le niveau d’exigence que se fixe le groupe pour affiner sa stratégie RSE. Nestlé produit « énormément de politiques internes » sur ces sujets.

Dans un premier temps, Nestlé a testé une stratégie de management du risque, afin de l’éviter, puis de le transférer, via des outils de droit des contrats. Désormais, le géant de l’agroalimentaire cherche plutôt à concevoir la RSE comme « une opportunité business ». « Nous ne pouvons pas être dans une logique de transformation de la société si nous restons dans un transfert du risque à notre chaîne de valeurs », argumente Lydia Meziani.

EDF organise aussi sa stratégie RSE au niveau du groupe. Cette stratégie « irrigue » « le comité des investissements » d’EDF, décrit François Jambin, directeur « vigilance » du fournisseur d’énergie. Les objectifs du groupe – par exemple en termes de neutralité carbone, de bien-être, de préservation des ressources de la planète, de développement responsable – sont pris en compte par ce comité, de même que « la raison d’être d’EDF » et « les grands principes généraux de la RSE », afin de donner une réponse positive ou négative à un nouveau projet d’investissement, explique François Jambin.

Quel est le bon « rattachement » ?

Quelle direction prend généralement « le lead » sur la stratégie RSE ? Tout dépend du groupe, considère Jean-Marc Vergnaud, président fondateur de SpinAct, cabinet de conseil, lancé en janvier 2023, qui accompagne les entreprises pour atteindre une performance durable. « Il n’y a pas toujours de chief sustainability », de « chief value », ou de « chief impact officer ». « Tout dépend des enjeux de l’entreprise ». La stratégie peut, par exemple, revenir à la direction achat d’un groupe si elle représente « 50 % de son activité ». Cependant, Jean-Marc Vergnaud voit de plus en plus de directions des affaires financières (DAF) s’approprier le sujet, du fait de leur expertise en matière d’audit interne et du futur rapport de durabilité.

EDF a fait le choix de mettre en place une direction de l’impact - anciennement direction du développement durable - qui est rattachée à la direction de la stratégie. Son rôle principal consiste à « accompagner les business units » dans le cadre de leurs projets tout en « manageant » le développement durable du groupe. Elle travaille, notamment, avec les directions RH, de la conformité, des risques, sans oublier la direction juridique, « en charge du développement des actions concrètes », etc.

Plan de vigilance

Légalement, de grands groupes comme EDF ou Nestlé, doivent concevoir leur plan de vigilance. C’est l’une des thématiques de la RSE. Pour « cartographier » les risques, ou plutôt les « incidences négatives » de Nestlé, un premier exercice « créatif » a été mené auprès de l’ensemble de ses directions, rapporte Lydia Meziani. Il leur a été demandé, à toutes, de faire remonter leurs risques. De là, une « liste à la Prévert » a pu être dressée, avant de passer à la phase de « consolidation ». Dans certains cas, des plans d’actions ont ensuite été élaborés afin de rechercher « l’impact neutre, puis l’impact positif » de la multinationale.

« La collégialité » est aussi prônée par EDF. « Il faut rapporter de manière collégiale. Le réflexe des très grandes entreprises est de travailler en silos. Nous avons dû les casser », insiste François Jambin. Sa nomination à la demande du comité exécutif lui donne la légitimité nécessaire pour « travailler en coordination avec toutes les entités du groupe ». Un « réseau vigilance » a été déployé à l’aide de « responsables terrains » qui font remonter « les alertes » au niveau du groupe.

Mener sa réflexion à l’aide de partenaires

Des partenaires, tels que les collaborateurs de l’entreprise, des fournisseurs et des grands distributeurs, sont aussi associés à la démarche RSE de Nestlé. Tout comme le milieu associatif, même si le recours « à des ONG locales n’est pas forcément pertinent partout », précise Lydia Meziani. Le « plan de vigilance représente une opportunité de savoir », de « connaître les axes d’amélioration » à prendre en compte par un grand groupe, argumente-t-elle. C’est pourquoi la multinationale a décidé d’ouvrir son dispositif d’alerte : « toute ONG peut nous écrire directement ! ».

La future directive CS3D

Lucrezia Busa, membre du cabinet du Commissaire européen en charge de la justice et de la protection des consommateurs, est revenue sur la « Corporate Sustainability Due Diligence Directive » (CS3D), en cours d'examen par les co-législateurs de l’Union européenne. Cette directive obligera les entreprises, sur les modèles français et allemand, à mettre en place des procédures d’identification de l’impact de leurs activités - propres ou au sein de leur chaîne de valeurs - sur le respect des droits de l’Homme et de l’environnement. Le champ d’application envisage de couvrir progressivement les entreprises de plus de 250 salariés ; laissant en dehors du champ les petites et moyennes entreprises, au sens de la réglementation européenne. Celles-ci se retrouveront néanmoins devant la nécessité de se conformer aux textes par le biais des demandes émanant des grandes entreprises avec lesquelles elles contractent.

Se préparer à la CSRD

Comment s’organiser, dès à présent, pour prendre le virage de la durabilité ? Alors que certains grands groupes cotés devront présenter leur rapport de durabilité en 2025 sur l’exercice 2024, conformément à la directive CSRD et que l’acte délégué de la Commission européenne n’a pas encore été adopté, comment se préparer ? « Le reporting, nous le faisions déjà », commente Maria Pernas, membre du comité exécutif du groupe Capgemini, en charge de la direction juridique et du commercial and contract management. Elle fait référence à la déclaration de performance extra-financière à laquelle était déjà soumis Capgemini. Mais la directive CSRD « représente une avancée », tant en termes de sujets à aborder, que d’objectifs imposés et de niveaux de détails à fournir par les entreprises dans leurs futurs reporting.

Première étape donc : « évaluer les écarts entre la réglementation existante et la future », conseille Maria Pernas. Capgemini a également défini « une roadmap détaillée et transversale » pour se mettre en conformité avec chaque nouvelle obligation. Un comité de pilotage a été mis en place et la DAF coordonne le projet. Mais « toutes les directions sont associées à la stratégie ».

De nouveaux acteurs se mobilisent sur ces sujets extra-financiers tels que les « chief value officers » qui font leur apparition, observe Jean-Marc Vignaud. Les directeurs achats s’impliquent aussi et leur stratégie prend en compte l’aspect pluridimensionnel imposé par le reporting de durabilité. Une grande difficulté tient cependant dans la diversité des indicateurs à mettre en place. La publication officielle des standards (ESRS) par la Commission européenne est attendue par les entreprises. 

Sabine Lochmann, associée fondatrice du cabinet Ascend-ESG, ancienne présidente de Vigeo-Moody’s, recommande aux entreprises d'anticiper la mise en œuvre des normes ESRS afin de mener une analyse de matérialité effective. Pour dépasser le risque d'affichage ou de greenwashing, il faut refléter cette capacité de l'entreprise à être dans le préventif. Le reporting sera « douloureux » si la vision stratégique en est « absente », prévient-elle. Elle invite également les grands groupes à travailler étroitement avec les PME avec lesquelles ils sont en relation : « collaborez ensemble à développer cette logique de responsabilité et de performance durable ! ».

Rapprocher les pratiques

Peut-on optimiser ? Est-il possible de mener un exercice de cartographie pour élaborer son plan de vigilance et son reporting CSRD ? Attention prévient Ophélia Claude, avocate associée, cofondatrice du cabinet Antonin Levy & associés. La directive CSRD se réfère au concept de « double matérialité », tandis que le devoir de vigilance s’intéresse aux « incidences négatives » d’une société sur l’environnement et les droits humains. L’avocate regrette au passage que la France ne dispose pas de lignes directrices explicatives sur la loi « devoir de vigilance ». Une lacune qui pourrait être comblée en cas de transposition de la future directive « due diligence », actuellement en cours d’examen par les colégislateurs de l’Union européenne.

Une chose est sure, la multiplication de normes nationales européennes et mondiales touchant à la RSE, aux concepts proches mais pas identiques, obscurcit la vision des entreprises. Le global compact des Nations Unies a développé son outil de reporting sur les objectifs de développement durable (un questionnaire intitulé « communication on progress » qui vient d'être actualisé) qui doit être utilisé par les entreprises adhérentes, rappelle Luca Uccello, responsable RSE et finance durable du Réseau Pacte Mondial France. Des contacts réguliers avec la Commission européenne, l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) ou encore l’OCDE visent, cependant, à aboutir à une convergence des normes de reporting. Au niveau mondial, l’ISSB présentait également, le 26 juin, ses standards mondiaux sur la divulgation d’information en matière de durabilité... La compétition fait rage et ne fait que débuter. 

Qu'en est-il du contentieux ?

En France, des difficultés sont nées du fait que le devoir de vigilance, prescrit par la loi, n’est interprété par aucune nomenclature et qu’aucune autorité de contrôle n’encadre son application, rappellent Ophélia Claude et Sophie Schiller, professeur agrégée de droit privé à l’Université de Paris Dauphine.Plusieurs associations, après avoir adressé les mises en demeure préalables nécessaires, ont saisi les tribunaux arguant d’un manque de conformité des plans de vigilance des entreprises au droit national. Ces demandes ont été rejetées par les tribunaux sur des points de procédure essentiellement. Pour le tribunal de Nanterre, statuant en référé, la loi n’a pas précisé ce qu’un plan de compliance adéquat doit effectivement être. Or, cette détermination ne peut pas relever des pouvoirs du juge des référés.Que nous réserve l'avenir ? Un nouveau contentieux verra sans doute le jour autour de la publication des premiers rapports de durabilité sous l’empire de la CSRD. Maria Pernas en est convaincue.

Sophie BRIDIER