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17 janvier 2024
La Poste a été condamnée le mois dernier pour manquements à son devoir de vigilance par le tribunal judiciaire de Paris. Céline Gagey, avocate associée du cabinet Pergame, revient sur les enseignements de cette décision.

Le 5 décembre, le tribunal judiciaire de Paris a condamné la Poste pour des manquements au devoir de vigilance. Cette première décision rendue au fond permet d’y voir plus clair sur ce qui est attendu des entreprises dans la construction de leur plan de vigilance.

Vous représentiez le syndicat Sud PTT dans cette affaire, qu’était-il reproché à La Poste ?

Tout d’abord, il était reproché à La Poste de ne pas avoir établi une cartographie des risques assez précise. Cela concernait plus particulièrement les risques de travail illégal chez les sous-traitants et les risques de harcèlements au sein de la structure. Compte tenu de cette insuffisance, la Poste n’a pas pris des mesures adaptées pour minorer de tels risques, comme l’impose la loi sur le devoir de vigilance.

Enfin, il était reproché à la Poste ne pas avoir développé un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements en concertation avec les parties prenantes et notamment les syndicats. De même, La Poste n’avait pas établi un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance avec un compte-rendu des actions prises.

Que retient le tribunal judiciaire dans cette décision ?

Le tribunal judiciaire a retenu - et c’est fondamental pour l’application de la loi sur le devoir de vigilance - qu’il ne peut pas y avoir des plans à portée très générale. Il dénonce par exemple « le très haut niveau de généralité de la cartographie des risques ».

Ainsi, il enjoint à la Poste :

  • de revoir son plan de vigilance pour lui permettre de déterminer clairement les facteurs de risques précis et de pouvoir ensuite identifier les actions qui doivent être instaurées pour remédier à ces risques ;
  • d’établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques identifiés par la cartographie ;
  • de revoir son mécanisme d’alerte et de l’élaborer réellement avec les parties prenantes notamment les syndicats ;
  • et de revoir les procédures de suivi des mesures de vigilance en publiant un réel dispositif, le compte rendu ne permettant pas de mesurer l’efficacité des mesures prises ni de servir de bilan utile pour orienter l’action en matière de vigilance.

En revanche, le juge a précisé que ce n’était pas à lui de définir les mesures que devrait prendre la Poste. Dès lors, la demande d’injonction à prendre des mesures précises n’a pas été accueillie.

Quelle est la nouveauté de cette décision par rapport à celles qui ont déjà été rendues sur la question ?

Aucune décision du juge du fond n’a été rendue jusqu’alors sur le plan de vigilance. Avant, deux visions s’opposaient :

  • une vision « étriquée » selon laquelle la loi sur le devoir de vigilance s’apparentait à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et donc qu’il suffisait de formuler des généralités rappelant les politiques du groupe en matière de RSE dans le plan de vigilance ;
  • et une vision, que nous défendions, selon laquelle le plan de vigilance allait au-delà de la RSE et donc que l’entreprise devait faire un vrai travail d’identification des risques (notamment quels sont les risques réels et quelles mesures prendre pour atténuer ces risques).

A la lecture de la décision, quels éléments restent selon vous encore en suspens ?

Nous demandions que le plan soit modifié sous astreinte. Or cette demande n’a pas été accueillie par le juge. Il s’agit toutefois de la première décision rendue sur le fond. C’est déjà une révolution pour les entreprises qui mesurent désormais toute la portée de la loi sur le devoir de vigilance et de la nécessité d’établir un plan précis et non plus simplement cosmétique.

Cela dit le syndicat pourra toujours saisir le juge de l’exécution si la Poste n’applique pas ce que lui a enjoint le jugement.

Que doivent retenir les directions juridiques de cette décision ?

Elles doivent retenir que la loi sur le devoir de vigilance va au-delà de la RSE et de la compliance. C’est du droit dur avec l’obligation d’identifier les risques saillants que fait subir l’entreprise dans toute sa chaîne de valeur. Elles doivent identifier les risques concrètement, pas seulement avec la direction de la communication mais avec les opérationnels, sur toute la chaîne de valeur, y compris les fournisseurs et les sous-traitants.

En pratique, les entreprises ont l’habitude d’insérer des clauses dans leurs contrats de sous-traitance ou de faire signer des chartes de valeur mais ce n’est pas suffisant. En effet, dans ce cas, elles ne contrôlent pas réellement les engagements de leurs sous-traitants, lesquels procèdent généralement à des auto-contrôles. Pour que le plan de vigilance soit efficace, les entreprises doivent prendre des mesures adéquates et appropriées pour empêcher la réalisation des risques les plus graves et limiter l’impact des autres risques.

Concrètement, quels conseils donneriez-vous pour construire au mieux un plan de vigilance ?

Les entreprises devraient reprendre les cartographies des risques qui existent déjà au regard des droits humains, de la santé/sécurité des personnes et de l’environnement, demander à chaque unité opérationnelle d’identifier ces risques et d’en faire une synthèse par des juristes. Le but n’est pas d’éluder les risques.

De plus, les mesures prises doivent être efficaces. Par exemple, une auto-évaluation ou une formation e-learning ne semblent pas suffisantes. En revanche, des audits réguliers sur les sites des sous-traitants ou des fournisseurs, suivis le cas échéant de sanctions contractuelles, semblent plus appropriés.

Enfin, la loi sur le devoir de vigilance est censée être préventive. Mais si une entreprise s’aperçoit d’une défaillance, par exemple pour La Poste la manière dont les sous-traitants gèrent les sans-papiers, elle doit prendre des mesures curatives réelles pour éviter que le risque ne se reproduise. Le mécanisme d’alerte et de signalement est vraiment là pour cela. Lorsque la Poste a écho, par exemple en interne par des lanceurs d’alerte, elle doit faire entrer dans le plan de vigilance les risques. En d’autres termes, les entreprises ne doivent pas chercher à masquer des problèmes mais les intégrer pour prendre des mesures adéquates.

Comment lire cette décision au regard du droit de l’UE ?

La décision est l’application de la loi française. La France est précurseur sur le devoir de vigilance. Or adoptée en 2017, on considère que beaucoup de plans sont encore insuffisants. Dans ce jugement, le tribunal judiciaire donne sa pleine portée à la loi et c’est une avancée très importante. Cela s’inscrit dans l’évolution du droit de l’UE.

Joséphine BONNARDOT, ActuEL Direction Juridique