Un employeur peut-il produire en justice des témoignages anonymisés non étayés par d'autres éléments, pour démontrer la réalité des fautes commises par un salarié ? C'est à cette question que vient de répondre la chambre sociale de Cour de cassation dans un arrêt du 19 mars 2025 qui figurera dans le prochain rapport annuel.
Dans cette affaire, un salarié est licencié pour faute grave, l'employeur lui reprochant un comportement agressif à l'égard de certains salariés, se manifestant par des menaces, des remarques désobligeantes, des intimidations et des propos violents au sein de l'entreprise où il faisait régner un climat de peur.
Remarque
la lettre de licenciement lui reprochait également d'avoir repris ses horaires d'équipe de l'après-midi, sans accord de son employeur qui l'avait affecté en équipe de nuit avec des horaires aménagés, à sa demande. Cette réaffectation visait à « neutraliser sans heurts [ses] capacités de nuisance et limiter au maximum [ses] contacts avec les salariés s'étant ouverts de leurs peurs à [son] encontre ».
Le salarié saisit la justice pour contester son licenciement.
Des témoignages anonymisés et non étayés par d'autres éléments…
L'employeur produit deux constats d'audition établis par huissier de justice (désormais dénommé commissaire de justice) et regroupant les témoignages de cinq salariés. Ces documents faisaient état de négligences volontaires de la part du salarié et de son attitude irrespectueuse et agressive, tant sur le plan verbal que physique.
Remarque
l'employeur, l'huissier de justice et les juges avaient connaissance de l'identité des salariés ayant témoigné, mais le salarié ne disposait, lui, que d'une version anonymisée.
La cour d'appel juge le licenciement sans cause réelle et sérieuse, considérant :
- que les deux constats d’audition, consistant dans le recueil de témoignages anonymes ne comportant ni l'identité des témoins, ni la période pendant laquelle ces personnes auraient travaillé avec le salarié, ni leur qualité au sein de l'entreprise, doivent être déclarés « non probants », en application de l'article 16 du code de procédure civile (principe du contradictoire) et de l'article 6 de la CEDH (droit à un procès équitable) ;
- et que l'employeur n'avait produit aucun autre élément de preuve.
... sont recevables si leur production en justice ne porte pas atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble
La Cour de cassation ne suit pas la position retenue par les juges du fond.
Elle rappelle en premier lieu que la Cour européenne des droits de l'homme juge que le principe du contradictoire et celui de l'égalité des armes, étroitement liés entre eux, sont des éléments fondamentaux de la notion de « procès équitable » au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ces principes exigent un « juste équilibre » entre les parties ; chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires. Elle précise que « le droit à la divulgation des preuves pertinentes n'est pas absolu, en présence d'intérêts concurrents tels que, notamment, la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles, qui doivent être mis en balance avec les droits du justiciable ».
Jusqu'à présent, des témoignages anonymisés n'étaient recevables que s'ils étaient corroborés par d'autres éléments
Elle rappelle ensuite sa jurisprudence en matière de témoignages anonymes et anonymisés.
Dans un arrêt du 4 juillet 2018, elle a jugé, au visa de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que le juge ne pouvait pas « fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes » (Cass. soc., 4 juill. 2018, n° 17-18 241).
Un principe qu'elle a confirmé notamment dans deux arrêts du 19 avril 2023 et du 11 décembre 2024 mais dans lesquels elle a en revanche accepté que le juge puisse « prendre en considération des témoignages anonymisés, c'est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs mais dont l'identité est néanmoins connue par l'employeur, lorsque ceux-ci sont corroborés par d'autres éléments permettant d'en analyser la crédibilité et la pertinence » (Cass. soc., 19 avr. 2023, n° 21-20 308 ; Cass. soc., 11 déc. 2024, n° 23-15 154).
Remarque
dans son avis, l'avocat général précise, à propos de ces deux décisions, que les éléments permettant de corroborer les témoignages anonymisés peuvent non seulement être des éléments de preuve mais également « des éléments de contexte, dès lors qu'ils ressortent des débats ».
Désormais, le juge peut se fonder uniquement sur ces témoignages anonymisés…
Dans l'affaire ici commentée du 19 mars 2025, la Cour de cassation affine sa jurisprudence en matière de témoignages anonymisés, apportant un tempérament de taille au principe posé le 19 avril 2023.
Elle considère qu'en l'absence d'éléments étayant ou corroborant de tels témoignages, il appartient au juge, dans un procès civil, d'apprécier si la production d'un témoignage dont l'identité de son auteur n'est pas portée à la connaissance de celui à qui ce témoignage est opposé, porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le principe d'égalité des armes et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte au principe d'égalité des armes à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Cette prise de position n'est pas sans rappeler celle retenue par l'assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt du 22 décembre 2023 sur le droit à la preuve en matière civile.
Remarque
la Cour a en effet jugé, le 22 décembre 2023, que, désormais, « dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » (Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20 648).
... si l'exercice du droit à la preuve de l'employeur, tenu d'assurer la sécurité de ses salariés, rend leur production indispensable
En l'espèce, il convenait ainsi de mettre en balance :
- d'une part, les droits de la défense du salarié licencié, droits constitutionnellement garantis par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que les principes d’égalité des armes et de la contradiction reconnus respectivement par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 16 du code de procédure civile ;
- et, d'autre part, l'obligation qui pèse sur l'employeur de protéger la santé et la sécurité de ses salariés, conformément aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.
Or, il est établi, selon les Hauts Magistrats, que :
- la teneur des témoignages anonymisés, c'est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs, mais dont l'identité était connue de l'employeur et de l'huissier de justice qui avait recueilli ces témoignages, avait été portée à la connaissance du salarié, de sorte que le salarié avait ainsi été mis à même de s’expliquer contradictoirement sur les faits relatés et la matérialité des griefs formulés dans la lettre de licenciement ;
- ces témoignages avaient été recueillis par un huissier de justice responsable de la rédaction de ses actes pour les indications matérielles qu'il avait pu lui-même vérifier ;
Remarque
l'avocat général précise dans son avis que le fait que les témoignages aient été reçus par un huissier de justice, officier ministériel assermenté dont les procès-verbaux font foi jusqu'à preuve du contraire, est un élément à prendre en considération.
- le salarié avait déjà été affecté à une équipe de nuit pour un comportement similaire à celui reproché dans la lettre de licenciement.
Remarque
pour mémoire, le salarié avait fait preuve d'un « comportement agressif à l'égard de certains salariés, se manifestant par des menaces, des remarques désobligeantes, des intimidations et des propos violents au sein de l'entreprise où il faisait régner un climat de peur ». Selon l'avocat général, la peur des représailles évoquée par les témoins et ayant conduit à l'anonymisation est un élément « essentiel au regard de la jurisprudence de la CEDH qui veille à ce que l'atteinte aux droits de la défense soit non seulement la plus minorée possible mais justifiée par la protection des témoins ». Il relève un autre élément de nature à crédibiliser les témoignages anonymisés des salariés, à savoir « la nature même des faits reprochés dans la lettre de licenciement qui venait appuyer leurs craintes concernant leur sécurité, s'agissant de violences physiques et verbales et d'intimidations ».
Il en résulte que la production des témoignages anonymisés était en l'espèce indispensable à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur, tenu d'assurer la sécurité et de protéger la santé des travailleurs et que l'atteinte portée au principe d'égalité des armes était strictement proportionnée au but poursuivi.
Remarque
l'avocat général insiste sur la nécessité, pour l'employeur, d'agir sur le fondement de l'article L. 4121-1 du code du travail en vertu de son obligation de sécurité afin de préserver la sécurité mentale et physique de ses salariés, « non seulement en licenciant l'intéressé mais aussi en les protégeant en leur qualité de témoins ». Son obligation était donc double et « il n'avait pas d'autre alternative que de produire en justice des témoignages anonymisés ».
L'arrêt de cour d'appel est cassé et l'affaire est renvoyée devant une autre cour qui devra la rejuger en incluant dans les débats les témoignages anonymisés.