La répartition de la preuve entre le salarié et l’employeur est une question centrale dans le contentieux très abondant des heures supplémentaires. Un arrêt en date du 10 janvier 2024 en apporte une nouvelle illustration
Le contexte juridique
En cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures supplémentaires, selon une jurisprudence constante, c’est au salarié de présenter, en premier lieu, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis relatifs aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies. La charge de la preuve est ensuite transférée à l'employeur qui doit répondre utilement au salarié en produisant ses propres éléments (Cass. soc., 18 mars 2020, n° 18-10.919). Cette solution résulte d’une combinaison des articles L. 3171-2, L. 3171-3 et L. 3171-4 du code du travail.
C’est en prenant en compte les éléments fournis par le salarié à l'appui de sa demande et ceux fournis par l’employeur pour y répondre que le juge forme sa conviction, si besoin après avoir ordonné toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles (C. trav., art. L. 3171-4).
Remarque
après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, le juge évalue également souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l'importance de celles-ci, et fixe les créances salariales s'y rapportant (C. trav., art. L. 3171-3).
La charge de la preuve des heures supplémentaires est ainsi répartie de manière égale entre le salarié et l’employeur, la preuve n’incombant spécifiquement à aucune des parties. Toutefois, la nature de la preuve à rapporter par l’employeur est plus exigeante que celle à rapporter par le salarié dans la mesure où l’employeur a pour obligation d’établir les documents nécessaires au décompte de la durée du travail de ses salariés (sauf en cas d’horaire collectif) en application de l’article L. 3171-2. C’est ce qu’illustre l’arrêt du 10 janvier.
La production d’un document énumérant les heures supplémentaires par le salarié est suffisante
En l’espèce, un salarié, arguant notamment que des heures supplémentaires pour les années 2014 à 2017 ne lui avaient pas été payées, avait pris acte de la rupture de son contrat de travail. Il avait par la suite saisi la juridiction prud’homale pour faire requalifier cette prise d’acte en licenciement sans cause réelle et sérieuse et aux fins d’obtenir le paiement de ces heures supplémentaires, des congés payés afférents et d’une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé.
À l’appui de ses demandes, il avait produit deux types de preuve des heures supplémentaires qu’il alléguait avoir effectuées : un tableau des heures supplémentaires hebdomadaires qui ne comportait toutefois pas de décompte quotidien ni d'amplitude horaire journalière, et une liasse d’emails.
La Cour d’appel l’avait toutefois débouté de ses demandes, en se fondant exclusivement sur ces éléments de preuve apportés par le salarié, qu’elle avait estimés insuffisants à fournir la preuve des heures supplémentaires. Elle a considéré que les éléments produits par le salarié n’étaient pas suffisamment précis quant aux heures supplémentaires alléguées afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments.
La Cour de cassation devait ainsi déterminer si les juges du fond pouvaient se fonder sur les seuls éléments fournis par le salarié, à savoir un tableau d’heures supplémentaires hebdomadaires sans décompte quotidien ni amplitude horaire journalière, accompagné d’une liasse d’emails, pour le débouter de sa demande de paiement d'heures supplémentaires.
Au visa de l'article L. 3171-4 du code du travail, la Haute juridiction répond par la négative.
Pour la Cour de cassation, la cour d’appel a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié. Elle considère qu’il résultait des constatations des juges d’appel que le salarié présentait des éléments suffisamment précis pour permettre ensuite à l'employeur de répondre. La cour d’appel a par conséquent violé l’article L. 3171-4 du code du travail.
La Cour de cassation rappelle ainsi une jurisprudence bien établie selon laquelle la preuve n'incombant spécialement à aucune des parties, le juge ne peut rejeter une demande de paiement d'heures supplémentaires en se fondant exclusivement sur l'insuffisance des preuves apportées par celui-ci (Cass. soc., 30 nov. 2010, n° 09-43.080 ; Cass. soc., 3 févr. 2021, n° 19-20.375). Elle précise de façon corollaire que la fourniture d’un tableau des heures supplémentaires hebdomadaires, même si elle ne comportait pas de décompte quotidien ni d'amplitude horaire journalière, constitue bien une « présentation d’éléments suffisants » permettant d’obliger l’employeur à apporter ses propres éléments de preuve pour répondre aux demandes de paiement d’heures supplémentaires faites par le salarié. Il importe peu à cet égard que ce tableau ne soit pas corroboré par les éléments contenus dans la liasse d’emails l’accompagnant.
Remarque
la Cour de cassation confirme sa conception très large de ce qu’elle considère être un « élément suffisamment précis ». Elle avait déjà accepté par exemple que la production de décomptes d’heures supplémentaires sur plusieurs années, sans l'assortir d'aucun autre document, et qui prenait en compte des temps de présence alors que la salariée était hospitalisée ou absente de l'entreprise ou en congés payés constituait un « élément suffisamment précis » (Cass. soc., 26 janv. 2022, n°19-25.781). De même s’agissant de la production de calendriers indiquant pour chaque jour un nombre global d'heures sans préciser les horaires de début et de fin du travail ainsi qu'un tableau écrit par le salarié faisant état d'un total d'heures travaillées (Cass. soc., 17 nov. 2021, n° 19-23.442), ou encore s’agissant de la fourniture par le salarié d’un document, établi par ses soins, constitué d'un tableau pour chacune des années concernées et chaque tableau indiquant pour chaque semaine le nombre d'heures supplémentaires travaillées (Cass. soc., 2 juin 2021, n° 19-17.475), ou enfin la production par le salarié d’un tableau mentionnant le nombre d'heures supplémentaires réalisées chaque semaine, alors même qu'elles sont identiques sur plusieurs semaines d'affilée et que le salarié ne précise pas les heures d'arrivée et de départ de l'entreprise (Cass. soc., 3 mars 2021, n° 19-17.981).
Il appartiendra à la cour de renvoi de déterminer, au vu des éléments apportés par le salarié et de ceux qui seraient apportés en réponse par l’employeur, et au besoin, par des mesures d’instruction, l’existence ou non d’heures supplémentaires et le cas échéant, leur nombre.