Dérogatoires aux durées légales de travail, les conventions de forfait jours sont soumises à des conditions strictes de validité : exigence d’un accord collectif autorisant le forfait jours, application de dispositions supplétives le cas échéant, obligation d’établir une convention individuelle de forfait. Toutes ces précautions sont importantes dans la mesure où le recours au forfait jours expose le salarié à des durées de travail excessives pouvant porter préjudice à sa sécurité, sa santé et sa vie personnelle. C’est dans cet esprit que le législateur conditionne la validité des conventions de forfait jours à l’application, par l’employeur, de mesures permettant de garantir une amplitude et une charge de travail raisonnables, et une bonne répartition dans le temps du travail du salarié.
Lorsque ces conditions ne sont pas remplies, la convention de forfait jours irrégulière peut être privée d'effet jusqu’à régularisation ou annulée rétroactivement par les juges. Dans les deux cas, un retour aux 35 heures s’impose et le salarié peut prétendre au paiement des heures supplémentaires effectuées durant la période litigieuse. Compte-tenu de l’impact que peut avoir un forfait jours non valable sur la santé et la sécurité du salarié, notamment lorsqu'il travaille de nombreuses années avec des garanties conventionnelles non mises en oeuvre ou insuffisamment protectrices, sans contrôle du nombre de jour travaillés et sans suivi de sa charge de travail, la question d’une indemnisation automatique se pose.
Dans deux arrêts du 11 mars 2025 publiés au bulletin, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce sur les conséquences financières d’une convention individuelle de forfait jours irrégulière. Plus précisément, elle estime qu'une convention de forfait jours déclarée nulle ou privée d’effet n'est pas de nature à causer un préjudice nécessaire au salarié.
Refus de dommages-intérêts au titre de forfaits jours irréguliers
Dans ces affaires, les deux salariés soumis à une convention de forfait jours sont licenciés. Dans le cadre de leur saisine aux prud’hommes, ils réclament notamment à leurs employeurs respectifs des dommages-intérêts en raison de l’irrégularité du forfait jours : l’un au titre de la nullité de la convention de forfait (pourvoi n° 23-19.999), l’autre pour manquement de l’employeur aux stipulations conventionnelles de l’accord collectif instituant le forfait jours privant la convention d’effet (pourvoi n° 24-10.452).
Ces demandes sont rejetées par les cours d’appel. Bien que celles-ci reconnaissent l’invalidité des forfaits jours, elles estiment que les salariés ne justifient pas d’un préjudice subi autre que celui déjà réparé par l’octroi d’un rappel de salaire au titre des heures supplémentaires effectuées. Les salariés se pourvoient en cassation. Ils soutiennent qu’une convention de forfait jours invalide cause nécessairement un préjudice au salarié, notamment au titre de son droit à la santé, au repos et à une vie familiale normale. Plus précisément :
- une convention de forfait jours conclue en application d’un accord collectif dont les dispositions ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition dans le temps du travail du salarié, doit être déclarée nulle et lui cause un préjudice au regard de son droit à la santé et au repos d’une part ;
- d’autre part, l’absence de respect par l’employeur des dispositions légales et conventionnelles qui ont pour objet d’assurer la protection de la sécurité, de la santé du salarié et de son droit au repos, lui cause nécessairement un préjudice.
Pour soutenir leurs demandes, les deux salariés s’appuient notamment sur la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, dont les dispositions participent à l'objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d'un repos suffisant et le respect effectif des limitations de durées maximales de travail. L’un deux fait valoir à cet égard que la chambre sociale de la Cour de cassation retient l’existence d’un préjudice nécessaire dès lors que le manquement de l’employeur méconnait le droit de l’Union, comme en cas de dépassement de la durée maximale quotidienne de travail, de sorte qu’il doit en être de même en cas de méconnaissance des règles du forfait jours.
Remarque
Rappelons que la notion de préjudice nécessaire est une doctrine, destinée à garantir l’effectivité de certains droits essentiels du salarié, qui consiste à supprimer l’exigence d’une preuve par le salarié d’un dommage pour engager la responsabilité contractuelle de l’employeur. La seule reconnaissance du fait fautif suffit à ouvrir droit à réparation. C’est ce que tentent de faire reconnaitre les salariés dans le cas du non-respect des règles du forfait jours.
Une convention de forfait jours nulle ou privée d'effet ne constitue pas nécessairement un préjudice
En vain puisque la Cour de cassation confirme les positions retenues par les cours d’appel et rejette les deux pourvois. Les deux solutions étant rédigées de manière similaire, elle énonce qu’en cas de remise en cause d’un forfait jours, « le salarié peut prétendre au paiement d’heures supplémentaires dont le juge doit vérifier l’existence et le nombre. Il en découle qu’un tel manquement n’ouvre pas, à lui seul, droit à réparation et qu'il incombe au salarié de démontrer le préjudice distinct qui en résulterait ». Autrement dit, elle pose clairement pour principe qu’une convention de forfait jours déclarée nulle ou privée d’effet ne constitue pas automatiquement un préjudice. Si le salarié veut obtenir réparation, il doit démontrer l’existence d’un préjudice distinct résultant du défaut.
Remarque
Dans le pourvoi n° 24-10.452, la Cour de cassation ne suit pas l’avis de l’avocat général qui proposait la cassation de l’arrêt. Selon son analyse, la bonne application par l’employeur de l’accord de forfait jours a une incidence directe sur la santé et la sécurité du salarié. Un dépassement de la durée raisonnable de travail cause au salarié un dommage actuel et certain puisque la durée du travail accomplie en excès ne peut lui être restituée, alors qu’elle peut emporter des conséquences à plus long terme sur sa santé.
Par ces arrêts, la Cour de cassation refuse de reconnaître un nouveau cas de préjudice nécessaire et continue à en faire un usage mesuré. Pour éviter une dépossession du pouvoir d’appréciation du dommage dont disposent les juges du fond, elle retient depuis ses arrêts rendus en 2016 que l’existence et l’évaluation d’un préjudice relèvent de leur pouvoir souverain (Cass. soc., 13 avr. 2016, n° 14-28.293 ; Cass. soc., 14 sept. 2016, n° 15-21.794). Pour autant, la chambre sociale continue de retenir, dans certaines hypothèses, que le constat de la violation d’une règle emporte un droit à indemnisation : perte injustifiée d’emploi, absence de mise en place des institutions représentatives du personnel, non suspension de l’activité d’une salariée pendant son congé maternité, dépassement de la durée maximale quotidienne et hebdomadaire de travail, manquement au temps de pause dès 6h heures de travail quotidien, etc. Le manquement aux règles du forfait jours n'en fait donc pas partie.