Le gérant d’une EURL se porte caution solidaire du remboursement d’un prêt bancaire consenti à celle-ci. L’EURL fait ensuite l’objet d’un redressement judiciaire dont le plan prévoit la reprise du paiement des échéances du prêt. Durant l’exécution du plan, le gérant caution apporte un immeuble à une SCI, société familiale dont il est le gérant. Condamnée à payer à la banque les échéances restant dues, la caution décide de céder la nue-propriété des parts de la SCI. Sur le fondement de l’action paulienne, la banque assigne la caution et la SCI en nullité ou inopposabilité de l’apport et de la cession de la nue-propriété des parts. Pour rejeter ces demandes, les juges du fond retiennent qu'aucun appauvrissement de l’apporteur n'a résulté de l'apport de l'immeuble puisque celui-ci a été remplacé par des droits sociaux pour une valeur équivalente.
Au visa de l’ancien article 1167 du code civil disposant que les créanciers « peuvent, en leur nom personnel, attaquer les actes faits par leur débiteur en fraude de leurs droits », la Cour de cassation casse, avec renvoi, l’arrêt d’appel pour manque de base légale. Il est reproché aux juges du fond de ne pas avoir recherché « si la difficulté de négocier les parts sociales et le risque d’inscription d’hypothèques sur l’immeuble du chef de la société ne constituaient pas des facteurs de diminution de la valeur du gage du créancier et d’appauvrissement du débiteur ».
L’arrêt invite à revenir sur les conditions de l’action paulienne, étant rappelé qu’un acte jugé frauduleux à l’issue d’une telle action est sanctionné par son inopposabilité (C. civ., art. 1341-2 ; Cass. 1ère civ., 17 oct. 2012, n° 11-10.786).
Première condition de l’action paulienne : l’appauvrissement du débiteur
Premièrement, l’acte réalisé doit appauvrir le débiteur. En l’espèce, la Cour de cassation rappelle que cette condition peut être considérée comme remplie lorsque le débiteur s’est employé à compliquer l’action de son créancier en remplaçant dans son patrimoine un immeuble, aisé à appréhender, par des titres d’une société, plus délicats à mobiliser. Cette appréciation souple de l’appauvrissement est classique (Cass. 1ère civ., 14 févr. 1995, n° 92-18.886 ; Cass. 3ème civ., 20 déc. 2000, n° 98-19.343 ; Cass. com., 3 déc. 2002, n° 99-18.580).
On conçoit bien que l’appauvrissement puisse résulter de la difficulté de négocier des parts sociales, qui subissent une décote pour illiquidité par rapport à la valeur de l’immeuble apporté, faute de marché spécifique. En d’autres termes, le fait que l’apporteur reçoive des parts pour une valeur équivalente à l’immeuble n’immunise pas l’opération contre tout grief de fraude, lesdites parts ne pouvant en général être cédées pour un prix atteignant la valeur de l’immeuble (Cass. 1ère civ., 27 févr. 1973, n° 71-14.693). Si cela n’a pas empêché la caution de céder, en l’espèce, la nue-propriété des parts à la suite de sa condamnation en paiement, il en est résulté, au détriment potentiel du créancier, une illiquidité accrue desdites parts, désormais détenues en usufruit, et une perception de sommes, perçues en contrepartie de la cession, aisément consommables.
Ensuite, il existe un risque d’inscription d’une hypothèque du chef de la SCI, acte que les créanciers de l’apporteur ne sauraient attaquer faute d’être également créanciers de la SCI (CA Nancy, 8 sept. 2008, n°04/02286).
Seconde condition de l’action paulienne : la fraude
Deuxièmement, et au-delà de l’arrêt, rappelons que la dégradation de la qualité du gage des créanciers est insuffisante à remettre en cause l’apport : l’apport doit être frauduleux, ce qui implique la connaissance par le débiteur du préjudice causé au créancier (Cass. 1ère civ., 13 mars 1973, n° 70-13.858). La fraude pourra, par exemple, découler de la chronologie des faits (apport réalisé alors qu’un redressement s’annonçait : Cass. com., 12 oct. 2010, n° 09-16.754) ou encore du caractère précipité de l’opération (Cass. 3ème civ., 30 mars 2010, n° 08-20.454, pour une cession mais transposable à l’apport). En l’espèce, la chronologie des faits interpelle, la caution ayant apporté son bien à la SCI peu de temps après avoir été actionnée en cette qualité par la banque prêteuse (voir l’arrêt d’appel, CA Montpellier, 4ème ch. civ., 5 janv. 2022, n° 19/01931). Si l’on ne peut reprocher à un dirigeant de société de protéger son patrimoine immobilier, il aurait été, en l’occurrence, mieux inspiré de procéder à l’apport bien avant. À noter, en outre, que pour les actes à titre onéreux, la fraude ne peut être caractérisée que si le tiers cocontractant a eu connaissance de celle-ci (C. civ., art. 1341-2, depuis le 1er octobre 2016, et antérieurement : Cass. 1ère civ., 14 janv. 2003, n° 00-15.275 ; 1ère civ., 27 févr. 1973, n° 71-14.693, à propos de sociétés frauduleuses). Cette preuve sera aisée à établir lorsque l’apporteur est en même temps le principal associé de la société bénéficiaire de l’apport ou, comme en l’espèce, son gérant. Enfin, rappelons que le créancier devra encore prouver l’insolvabilité apparente du débiteur, à charge pour ce dernier de prouver qu’il dispose d’autres biens permettant de le désintéresser (Cass. com., 1er juill. 2020, n° 09-10.639 ; Cass. com., 10 mai 2024 : n° 22-15.257).