En théorie, le principe est simple. Le temps de déplacement pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif. Cependant, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière (C. trav., art. L. 3121-4). Mais quid pour les salariés itinérants qui n’ont par définition ni lieu de travail habituel ni temps normal de trajet domicile/travail ? La Cour de cassation estimait jusqu’ici que leur trajet entre le domicile et les premier et dernier clients ne relevait non pas de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88 définissant le temps de travail, mais bien de l’article L. 3121-4 du code du travail, qui de son côté exclut toute reconnaissance d’un temps de travail effectif (Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-20.634, FP-PB). Le 23 novembre, elle est revenue sur ce principe, se rangeant ainsi derrière l’interprétation de la CJUE.
Une position ferme de la CJUE…
Pour la CJUE, l’interprétation de la directive 2003/88 mène à considérer que dans la mesure où les salariés itinérants n'ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du temps de travail le temps de déplacement consacré aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier client désignés par leur employeur (CJUE, 3e ch., 10 sept. 2015, aff. C-266/14, Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones obrera). La Cour précisait toutefois que la directive se borne à réglementer certains aspects de l’aménagement du temps de travail, de telle sorte qu’en principe, elle ne trouve pas à s’appliquer à la rémunération des travailleurs.
C’est un arrêt du 9 mars 2021 qui est véritablement venu remettre en cause la position française. En effet, la CJUE a jugé que si la directive laisse une marge de manœuvre aux États membres, les notions de temps de travail et de période de repos constituent des notions de droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88. En conséquence, les États membres ne sauraient déterminer unilatéralement la portée de ces notions en subordonnant à quelque condition ou restriction que ce soit le droit, reconnu directement aux travailleurs par cette directive, à ce que les périodes de travail soient dûment prises en compte. « Toute autre interprétation tiendrait en échec l’effet utile de la directive 2003/88/CE et méconnaîtrait sa finalité » (CJUE, gr. ch., 9 mars 2021, aff. C-344/19, Radiotelevizija Slovenija).
… justifiant le revirement de la Cour de cassation
Tenant compte de la jurisprudence européenne, la chambre sociale reconnait le 23 novembre l’obligation d’interpréter les articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du code du travail à la lumière de la directive 2003/88. Elle en déduit que dorénavant, « lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu’elle est fixée par l’article L. 3121-1 du code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 du même code ».
Dans son communiqué de presse, la Cour explicite les conséquences de cette nouvelle interprétation : concrètement, en cas de litige, le juge devra vérifier si, pendant ce temps de déplacement, le salarié doit se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles. Si tel est le cas, il devra être pris en compte dans le temps de travail effectif, notamment au titre du décompte des heures supplémentaires réalisées. Si non, le salarié itinérant qui dépasse le temps normal de trajet domicile/travail ne pourra prétendre qu’à la contrepartie financière ou sous forme de repos prévue par l’article L.3121-4.
Conséquence : un employeur condamné au paiement d’heures supplémentaires
En l’espèce, le salarié itinérant devait, lors de ses trajets dans un véhicule de la société, fixer des rendez-vous, ou encore appeler et répondre à ses divers interlocuteurs. Il devait intervenir auprès de clients répartis dans une zone très étendue, ce qui le conduisait parfois, à la fin d’une journée, à réserver une chambre d’hôtel afin de pourvoir reprendre le lendemain le cours des visites programmées. La cour d’appel « a ainsi fait ressortir que, pendant les temps de trajet ou de déplacement entre son domicile et les premier et dernier clients, le salarié devait se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles » nous dit la Cour de cassation. Elle en a exactement déduit que ces temps devaient être intégrés dans son temps de travail effectif et rémunérés comme tel : la condamnation de l’employeur au paiement d’un rappel de salaire au titre des heures supplémentaires est donc confirmée.
Remarque
Dans ses rapports annuels de 2015 et 2019, la Cour de cassation avait demandé une modification législative de l'article L. 3121-4 du code du travail car celui-ci lui interdisait de suivre le raisonnement suivi par la CJUE. De fait, le revirement de jurisprudence du 23 novembre 2022 n’est pas surprenant, la Cour souhaitant de longue date se conformer à la position européenne.