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23 novembre 2023
Dans plusieurs arrêts rendus le 26 octobre dernier, la cour d’appel de Grenoble condamne l’entreprise STMicroelectronics à un versement de plus de 800 000 euros à dix de ses salariées pour discrimination liée au sexe. En cause : des inégalités de traitement à la fois pour les salaires et les évolutions de carrière.

C’est un coup dur pour STMicroelectronics. L’entreprise spécialisée dans la fabrication de semi-conducteurs, basée à Grenoble, vient d’être condamnée par la cour d’appel de cette même ville pour discrimination sexuelle. Dans un jugement rendu le 26 octobre, les magistrats ont reconnu recevable la plainte de 10 salariées techniciennes et cadres, employées sur les sites de Grenoble et Crolles, qui dénonçaient des écarts de salaire et de carrière par rapport à leurs collègues masculins. L’entreprise devra leur verser au total 815 000 euros au titre des dommages et intérêt, « sans compter les rappels de salaire qui n’ont pas encore été chiffrés », indique Xavier Sauvignet, avocat au sein du cabinet parisien 1948 avocats, qui défendaient les plaignantes.

La CGT a salué cette « victoire » , notamment parce que « la discrimination générale ou systémique est retenue » . Il s'agit également pour Xavier Sauvignet d'une « réponse proportionnée et dissuasive » . L’entreprise, que nous avons contactée, indique pour sa part qu’elle « va analyser ces décisions et se réserve le droit de saisir la Cour de cassation » .

Dialogue de sourds

Comment en est-on arrivé là ? L’affaire remonte à 2015. A cette époque, un collectif de 10 salariées, toutes adhérentes à la CGT, pointent des résistances au processus d’évolution de carrière des femmes. A leurs yeux, le plafond de verre résiste, quel que soit le niveau de qualification de ces dernières, ouvrières, techniciennes, cols blancs. Les femmes cadres notamment n’atteignent que très rarement les échelons les plus élevés de la grille de classification « ou jobs grade »  de l’entreprise, qui s’échelonne de 11 à 18, la plupart restant bloquée au niveau 15 voire 16.

Afin d’étayer ce constat, elles s’appuient sur les bilans sociaux et les rapports de situation comparée.

Un document interne d’une des entités de STMicroelectronics, transmis par erreur via l’intranet et retraçant la carrière de nombreux salariés, confirme leurs doutes : les inégalités salariales sont de l’ordre de 16 % à 20 % en faveur de leurs collègues masculins. « Elles alertent le CSE et demande des explications mais sans résultats, les recours internes sont infructueux, assure leur avocat. L’entreprise réfute en bloc ces accusations et justifie ces écarts par le poids de l’histoire, les hommes étant plus diplômés que les femmes au moment de leur embauche » . Un argument que contestent les plaignantes. Mais un début de preuve suffisant pour enclencher une procédure.

Apporter la preuve de la discrimination à titre individuel

Le collectif décide alors de saisir le conseil des prud’hommes de Grenoble sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Lequel enjoint l’employeur à fournir des documents non anonymisés permettant de comparer la situation des salariés hommes et femmes. Et de démontrer de facto le préjudice qu’elles avaient subi individuellement. Mais pour Xavier Savignet, « l’entreprise a tenté de garder la plus grande opacité en ne transmettant pas des éléments comparaison qui sont fondamentaux dans ce type de procédure » .

Le conseil des prud’hommes déboute les plaignantes. Pour l’entreprise, « le jugement de première instance rendu en 2018 a écarté toutes discriminations » .

Le collectif fait appel du jugement. La cour d’appel de Grenoble leur donne gain de cause. Elle relève, par exemple, dans l’une des décisions, que plusieurs éléments laissent présumer « l'existence d'une discrimination prohibée à raison du sexe » en raison d’une « évolution de carrière et de rémunération de l'intéressée ralentie par rapport à des salariés de sexe masculin dans une situation comparable dans l'entreprise ». La cour observe en particulier « une progression de rémunération et une évolution professionnelle moins favorable ( …) s'agissant de la catégorie des ingénieurs et cadres que celle des hommes ».

Les magistrats constatent encore que le salaire d’une autre plaignante était de « 35 064 euros, contre 39 620 euros pour les salariés de sexe masculin et que quelques années plus tard il était de 49 393 euros, contre 56 104 euros pour ses collègues masculins ». Dans une autre affaire, ils considèrent que « l’employeur n’apporte pas d’éléments pertinents permettant d’établir que plusieurs salariés masculins issus du panel ont obtenu un coefficient 135 en 2015 et 2018, alors que la salariée a été positionnée à ce coefficient qu’à compter du 1er août 2018 être que ses évaluations étaient globalement bonnes ».

Un score de 93/100 à l’Index égalité professionnelle

L’entreprise prend acte de la décision en rappelant qu’elle mène depuis plusieurs années « des actions volontaristes en termes d’égalité femmes/hommes matérialisées notamment par des accords collectifs depuis 2006 ». STMicroelectronics met en avant les « programmes de formations internes sur la question de l’égalité (par exemple "women in leadership") destinés exclusivement au développement de carrière des femmes ». En outre, elle précise que la question des salaires et de l’évolution de la carrière est examinée, chaque année, devant le CSE, sur la base du document de référence qu’est le rapport de situation comparée.

L’entreprise a aussi développé, depuis 2011, sa propre méthode, la méthode des profils référents, qui vise à assurer le principe de non-discrimination. Concrètement, cette méthode compare à ce profil la performance, l’ancienneté d’un collaborateur dans la société, dans le job grade ainsi que le salaire de chacun. Enfin, le groupe fait également valoir le score de 93/100 en 2022, établi à son Index pour l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes.

Une action de groupe contre la Caisse d’épargne Ile-de-France

Pourquoi ces dispositifs ont-ils été inopérants ? Pour Xavier Sauvignet « la discrimination ne porte pas uniquement sur l’inégalité des salaires mais aussi sur l’évolution de carrière. Il faut donc être capable de mesurer concrètement cette éventuelle discrimination. Pour ce faire, il ne faut pas uniquement comparer les rémunérations des hommes et des femmes à un poste donné mais les parcours des personnes embauchées au même moment et avec les mêmes qualifications au regard de leur performance. C’est de ces trois paramètres que découlera ou non la preuve d’une discrimination ».

De quoi susciter quelques sueurs froides côté RH. Si Xavier Sauvignet précise qu’il s’agit ici d’une action groupée, qui « cumulent plusieurs procédures individuelles et non d’une action de groupe, une procédure introduite, un an plus tard par la loi de 2016 pour la modernisation de la justice », d’autres affaires pourraient suivre. D’ores et déjà, la CGT a annoncé, en juin 2019, qu’elle lançait une action de groupe contre la Caisse d’épargne Ile-de-France pour discrimination de genre afin de mettre en lumière d’éventuelles inégalités de traitement.

Anne BARIET, ActuEL RH