Sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées (jurisprudence constante, notamment Cass. soc. 22-6-2004 n° 02-42.446 F-P). Le licenciement prononcé par l'employeur pour un motif lié à l'exercice non abusif par le salarié de sa liberté d'expression est nul (Cass. soc. 16-2-2022 n° 19-17.871 FS-B). Ce principe est conforme à l'article L 1235-3-1 du Code du travail, issu de l'ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017, qui prévoit expressément la nullité de tout licenciement prononcé en violation d'une liberté ou d'un droit fondamental, la liberté d'expression étant considérée comme tel.
Lorsqu’un cadre de l’entreprise critique la politique de cette dernière et les méthodes de management de la direction, manque-t-il à ses obligations professionnelles ou exerce-t-il sa liberté d’expression ? C’était la question posée à la Cour de cassation.
Un salarié refuse de participer aux valeurs « fun and pro » de son entreprise
Un salarié, promu directeur, est licencié pour insuffisance professionnelle. Son employeur lui reproche dans sa lettre de licenciement de refuser d'accepter la politique de l'entreprise et le partage des valeurs « fun and pro » décrites notamment sur le site internet de la société par la participation à la célébration des succès, la présence au séminaire annuel et le partage de ses passions personnelles.
A noter :
Ces valeurs « fun and pro » interpellent dans la mesure où elles favorisent l’imbrication entre la vie personnelle et la vie professionnelle puisque le salarié était invité à (obligé de ?) partager ses « passions personnelles », ce qui peut remettre en cause le droit au respect de sa vie privée. Un salarié peut en effet légitimement refuser de partager des informations avec ses collègues. Par exemple, de faire connaître l’activité professionnelle de son concubin (CA Versailles 19-10-2006 n° 05-3511) ou des informations relatives à un changement d’identité sexuelle (CA Grenoble 10-9-2020 n° 17/05440).
Elles étonnent également par l’incitation à la consommation d’alcool prônée par l’employeur, qui peut mettre en jeu son obligation de sécurité, et qui est en principe interdite sur le lieu de travail (C. trav. art. R 4228-21).
Le salarié estime, de son côté, que son refus relève de l’exercice de sa liberté d’expression. Il demande dès lors la nullité de son licenciement pour ce motif en ce qu’il porte atteinte à une liberté fondamentale.
Un licenciement fondé sur ce motif viole la liberté d’expression du salarié
Tout en constatant les excès auxquels donne lieu la mise en œuvre de ces valeurs « fun and pro » (alcoolisation excessive encouragée par les associés, promiscuité, brimades, dérapages divers), la cour d’appel ne donne pas raison au salarié.
Pour les juges du fond, il ne peut pas être reproché au salarié d’avoir refusé d’intégrer les valeurs « fun and pro » de la société au regard des excès constatés. Toutefois, les reproches qui lui sont faits en lien avec son refus d'accepter la politique de l'entreprise et de se conformer à ses modalités de fonctionnement (équipes de petite taille et partage des valeurs « fun » et « pro » par tous les salariés) constituent des critiques sur son comportement professionnel (« rigidité », « manque d’écoute », « ton parfois cassant et démotivant », « absence de développement de l’esprit d’équipe »), mais non la remise en cause de ses opinions personnelles. Dès lors, ces reproches ne constituent pas, selon elle, une violation de la liberté d’expression. Les juges du fond ont par conséquent jugé que le motif invoqué constituait une cause réelle et sérieuse de licenciement.
A noter :
On peut s’étonner que l’employeur ait, en l’espèce, choisi de se placer sur le terrain de l’insuffisance professionnelle. N’aurait-il pas pu invoquer le manque de loyauté du salarié à l’égard de la direction de l’entreprise, ou son insubordination, d’autant que le salarié exerçait des fonctions de directeur ? Par exemple pour la dégradation croissante du comportement et le manque d’implication du directeur d’un centre, voir Cass. soc. 18-1-2012 n° 10-25.939 F-D ; ou à propos d’un directeur n’expliquant pas ses absences aux réunions des associés, se désengageant de groupes de travail, etc., voir Cass. soc. 15-1-2014 n° 12-14.979 F-D ; ou encore à propos du désintérêt manifeste d’un salarié s’étant abstenu d’assister aux réunions commerciales et à un séminaire obligatoires, voir Cass. soc. 9-11-2011 n° 10-11.857 F-D.
La Cour de cassation ne va pas suivre le raisonnement des juges du fond et se place d’emblée sur le terrain de l’appréciation de la liberté d’expression. Elle rappelle, en premier lieu, les principes déjà dégagés par la jurisprudence selon lesquels, sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression. Elle confirme également que le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.
La Haute Cour considère ensuite que la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations.
Pour elle, le comportement critique du salarié et son refus d'accepter la politique de l'entreprise basée sur le partage des valeurs « fun and pro », mais aussi l'incitation à divers excès, participent bien de sa liberté d'expression et d'opinion.
A noter :
La critique des valeurs de l’entreprise entre donc bien dans le champ de la liberté d’expression au même titre que la possibilité pour le salarié d’exprimer une opinion et de tenir des propos sur l'organisation et le fonctionnement de l'entreprise, dès lors que la critique n’est pas abusive (par exemple, Cass. soc. 24-9-2013 n° 12-13.537 F-D).
En conséquence, en l’absence d’abus dans l'exercice de cette liberté, le licenciement fondé, en partie, sur ce motif viole les principes de protection de la liberté d’expression (voir déjà en ce sens Cass. soc. 29-6-2022 n° 20-16.060 FS-B).
A noter :
Cette affaire pourrait coûter cher à l’employeur. Le salarié sollicite, en l’espèce, sa réintégration dans son poste au sein de l’entreprise ainsi que le paiement d’une indemnité de plus de 450 000 €, montant sur lequel il appartiendra à la cour d’appel de renvoi de statuer. Une somme qui entamerait sérieusement le budget consacré par l’entreprise à ses apéritifs hebdomadaires…
Documents et liens associés
Cass. soc. 9-11-2022 n° 21-15.208 F-D, T. c/ Sté Cubik Partners