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12 avril 2022
En cas de litige, les juges ne peuvent pas demander à l’employeur de justifier une interdiction de l’alcool dans l’entreprise en faisant état des risques déjà réalisés dans le passé.
Alcool interdit en entreprise : quelle marge de manœuvre pour l’employeur ?
©Gettyimages

En matière d’alcool au travail, le Conseil d’État admet depuis 2012, que, sauf situations particulières de risque ou de danger, l'employeur ne peut pas insérer dans le règlement intérieur une clause interdisant de façon générale et absolue l'introduction et la consommation de toute boisson alcoolisée dans l'entreprise (CE 12-11-2012 n° 349365).

Il a jugé en 2019, qu’une clause « tolérance zéro alcool » pouvait être valable, pour des motifs de sécurité dès lors qu’elle était ciblée et que l’employeur pouvait la justifier (CE 8-7-2019 n° 420434, Sté Punch Powerglide Strasbourg). Ainsi donc, un règlement intérieur de l'entreprise peut, sous certaines conditions, comporter des dispositions limitant ou interdisant la consommation d'alcool.

Dans sa décision du 14 mars 2022, le Conseil d’État apporte toutefois un nouvel éclairage sur l’appréciation du caractère justifié et proportionné d’une telle restriction.

Une interdiction totale en matière d’alcool dans l’entreprise

Alors que l’article 2.1.4 du règlement intérieur d’un établissement de la société Renault interdit d’introduire, de distribuer ou de consommer des boissons alcoolisées, l’administration (la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi [Direccte] à l’époque, devenue aujourd’hui la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités [Dreets]) lui demande de modifier cette disposition. L’entreprise refuse.

Le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel, saisis successivement par l’employeur, refusent de donner gain de cause à l’entreprise qui se pourvoit alors en cassation. Pour la cour administrative d’appel, l’employeur n’a, en effet, pas apporté la preuve du caractère justifié et proportionné de l’interdiction imposée aux salariés dans la mesure où il n’a pas fait état d'une situation particulière de danger faute d'éléments chiffrés sur le nombre d'accidents du travail ou de sanctions préalables liées à l'alcool sur le site concerné.

Une décision dans la lignée de la jurisprudence antérieure

Le Conseil d’État censure le raisonnement de la cour administrative d’appel et s’inscrit dans la continuité des jurisprudences de 2012 et 2019 qui autorisent une interdiction de l’alcool en entreprise dans un cadre précis.

Le raisonnement de la Haute Juridiction s’appuie sur l’articulation de deux dispositions du Code du travail :

  • l'article L 1321-3 du Code du travail selon lequel l'employeur ne peut apporter des restrictions aux droits des salariés que si elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ;
  • l’article L 4121-1 du même Code qui impose que l'employeur, qui a une obligation générale de prévention des risques professionnels et dont la responsabilité, y compris pénale, peut être engagée en cas d'accident, prenne les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Il en conclut que l'employeur peut, lorsque la consommation de boissons alcoolisées est susceptible de porter atteinte à la sécurité et à la santé des travailleurs, prendre des mesures, proportionnées au but recherché, limitant, voire interdisant cette consommation sur le lieu de travail. En cas de danger particulièrement élevé pour les salariés ou pour les tiers, il peut également interdire toute imprégnation alcoolique des salariés concernés.

A noter :

Ce faisant, le Conseil d’État reprend dans les mêmes termes l’articulation entre les deux dispositions précitées déjà mises en avant dans l’arrêt de 2019 (CE 8-7-2019 n° 420434).

Relevons que le Conseil d’État évoque également l'article R 4228-20 du Code du travail dans sa version applicable à l’époque qui prévoyait uniquement qu’« aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré n'est autorisée sur le lieu de travail ». Cet article a été, par la suite complété par le décret 2014-754 du 1er juillet 2014 et dispose désormais que, « lorsque la consommation de boissons alcoolisées est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs, l'employeur, en application de l'article L 4121-1 du Code du travail, prévoit dans le règlement intérieur ou, à défaut, par note de service les mesures permettant de protéger la santé et la sécurité des travailleurs et de prévenir tout risque d'accident. Ces mesures, qui peuvent notamment prendre la forme d'une limitation voire d'une interdiction de cette consommation, doivent être proportionnées au but recherché ». La solution retenue est en harmonie avec ces dispositions.

Une nouvelle illustration de l’appréciation du caractère proportionné ou non d’une interdiction

L'intérêt principal de cette décision est de fournir une nouvelle illustration de la façon dont l’employeur peut apporter la preuve du caractère justifié et proportionné de la restriction et surtout fixe une limite aux exigences pouvant lui être imposées. En effet, dans l’arrêt du 8 juillet 2019 précité, la clause « tolérance zéro alcool » d'un règlement intérieur avait été jugée valable pour des motifs de sécurité, car l’employeur avait identifié les postes concernés en se fondant sur le document unique d'évaluation des risques (DUER).

Ici, le Conseil d’État juge que pour établir le caractère justifié et proportionné de l’interdiction, il ne peut pas être exigé de l’employeur qu’il apporte des éléments chiffrés permettant de « faire état des risques qui se seraient déjà réalisés », à savoir le nombre d’accidents du travail ou de sanctions préalables liées à l’alcool sur le site.

A noter :

Cette solution nous semble être de bon sens. Il serait absurde d’attendre qu’un accident survienne pour attester du caractère justifié et proportionné d’une interdiction totale de l’alcool dans l’entreprise.

Par ailleurs, l’employeur se doit d’intervenir, dans le cadre de l’article L 4121-1 du Code du travail qui lui impose une obligation générale de prévention. Cette obligation s’oppose au fait d’attendre la survenance d’un incident.

Ce principe posé, le Conseil d’État décide de se prononcer sur le fond de l’affaire et considère que l’interdiction de l’alcool était légale au regard de la configuration de l’entreprise :

  • 88 % des salariés utilisaient ou manipulaient des produits chimiques, maintenaient les équipements industriels, s’occupaient de logistique ou de l’assistance technique, tandis que le reste des salariés (autour de 10 %) avaient des fonctions tertiaires ;
  • l’ensemble des salariés était appelé à se déplacer sur tout le site et à partager les mêmes locaux.

Il résulte de ce constat que l’ensemble des salariés étant exposé à des risques professionnels élevés, la disposition du règlement intérieur de l'établissement interdisant d'y introduire, de distribuer ou de consommer des boissons alcoolisées était justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but recherché. La cour administrative d’appel a donc commis une erreur de droit en considérant le contraire.

A noter :

Le Conseil d’État montre ainsi la façon dont il apprécie ce caractère justifié et proportionné au regard de l’activité pratiquée sur le site en cause, en retenant la proportion prépondérante des salariés exposés aux risques.

On peut penser que de nombreux sites industriels pourraient être concernés par cette approche.

Documents et liens associés

CE 14-3-2022 n° 434343, Sté Renault

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Sophie ANDRE
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