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27 juin 2024
La nouvelle chambre de la cour d’appel de Paris a jugé que l’action engagée contre TotalEnergies par une coalition d’associations et de collectivités territoriales sur le fondement du devoir de vigilance et du préjudice écologique était recevable. Sébastien Mabile et François de Cambiaire, avocats de la coalition nous livrent leurs points de vue sur cette décision.

Le 18 juin 2024, la cour d’appel de Paris devait se prononcer sur la recevabilité d’une action fondée sur le devoir de vigilance à l’encontre de TotalEnergies. ainsi que dans deux autres affaires contre des multinationales, ayant donné lieu à deux autres arrêts. Dans cette décision, la nouvelle chambre précise les conditions de recevabilité et la nature du devoir de vigilance ouvrant la voie à de nouveaux contentieux climatiques.

Quel est l’objectif de ce contentieux ?

Sébastien Mabile : L'objectif de ce contentieux est de rendre opposable aux entreprises, et en premier lieu TotalEnergies, l’objectif universel, fixé à l'article 2 de l'accord de Paris, qui est de limiter le réchauffement climatique à 1,5°.

Sur quels fondements avez-vous assigné Total Energies ?

François de Cambiaire : Nous nous appuyons sur deux fondements pour demander à TotalEnergies de respecter cet objectif. D’une part, le préjudice écologique qui résulte de la non-conformité avec l’accord de Paris et d’autre part, sur le devoir de vigilance qui oblige l’entreprise à adopter et à mettre en œuvre les mesures de vigilance qui sont nécessaires pour limiter les risques climatiques et prévenir les atteintes graves à l’environnement qui résultent de ses activités.

Pour cela, notre argument principal est la non-comptabilisation des émissions indirectes du scope 3 de TotalEnergies car si vous ne les comptabilisez pas, vous ne pouvez pas être alignés sur une trajectoire compatible avec l'objectif de réduction des émissions pour contenir le réchauffement climatique en deçà de 1,5°. Les seuls engagements de réduction de gaz à effet de serre que prend TotalEnergies concernent les scope 1 et 2 qui sont les émissions directes liées à l'exploitation, au raffinage, aux stations-services … et qui représentent uniquement 20% en moyenne de son empreinte carbone. Il n'y a aucun objectif de réduction des émissions nettes sur les 80% de l’empreinte carbone que constituent les émissions indirectes du scope 3.

Nous avons mis en demeure TotalEnergies d’adopter et mettre en œuvre les mesures nécessaires pour être compatible avec cet objectif dans le cadre de son devoir de vigilance. Cette dernière n’ayant pas fait droit à nos demandes, nous l’avons assignée devant le Tribunal judiciaire de Paris en janvier 2020.

Pour quels motifs le tribunal judiciaire a-t-il jugé votre action irrecevable ?

François de Cambiaire : Le 6 juillet 2023, le Tribunal judiciaire de Paris a déclaré notre action irrecevable en se fondant sur une jurisprudence en matière de devoir de vigilance qui exigeait une identité de demande entre la mise en demeure et l'assignation. Total soutenait que dans le cadre de notre mise en demeure sur le devoir de vigilance, nous avions formulé des demandes différentes que dans le cadre de notre assignation.

Sébastien Mabile : Sur le préjudice écologique, le juge de la mise en état a considéré que, le changement climatique étant un phénomène global qui affectait l'ensemble des territoires, ouvrir le droit d'action à chacune des collectivités territoriales conduirait finalement à créer une sorte d'action populaire dans laquelle quiconque pourrait agir contre les compagnies pétrolières, suscitant alors « un contentieux impossible à maîtriser ».

En quoi cette décision était- elle critiquable ?

François de Cambiaire : Sur le fondement du devoir de vigilance, elle était très critiquable parce qu’elle sur interprétait la loi de 2017 qui n'a jamais obligé à avoir des demandes strictement identiques entre la mise en demeure et l'assignation. De la même façon, la loi n'a jamais obligé les parties qui souhaitent assigner à ce qu'un dialogue préalable obligatoire se tiennent avant de pouvoir saisir le juge. Ces conditions qui restreignent l'accès au juge en matière de devoir de vigilance, en obligeant à passer par une phase amiable et à soumettre exactement les mêmes demandes sous peine d'irrecevabilité ne sont pas dans la loi. Elles sont contraires aux principes de la mise en demeure qui fixent des conditions très simples : il faut une interpellation suffisante qui permet à la société qui fait l'objet de cette mise en demeure de comprendre ce qu'on lui reproche et ensuite devant le tribunal, on peut développer toutes les demandes qui sont en lien avec cette mise en demeure initiale.

Sébastien Mabile : Sur le préjudice écologique, nous avons soutenu que cette décision était contraire aux articles 1246 et suivants du Code civil qui définissent le régime de réparation du préjudice écologique. La recevabilité de l'action était en réalité conditionnée au seul fait que les territoires des collectivités étaient affectés par un préjudice écologique. Nous avons fourni un certain nombre d'éléments de preuves tendant à démontrer que chacune des collectivités subissait des dommages qui leur étaient propres et qui découlaient du réchauffement climatique. Nous avons mentionné également que le Conseil d'État avait retenu une approche différente de celle du juge de la mise en état puisqu'il avait reçu favorablement l'action des communes de Grande-Synthe, de Paris et de Grenoble dans le contentieux Grande-Synthe qui opposait ces collectivités à l'Etat.

Qu’a décidé la Cour d’appel de Paris dans sa décision du 18 juin 2024 ?

François de Cambiaire : La Cour d’appel de Paris nous a donné raison. Elle affirme que la loi ne précise pas s'il faut que les demandes soient identiques et qu’un dialogue préalable ait lieu. Selon elle, il faut respecter le droit commun de la mise en demeure c’est-à-dire une lettre qui constitue une interpellation suffisante indiquant de manière claire quels sont les risques, quelles sont les mesures sollicitées, quelles sont les obligations que l'on demande à l'entreprise de respecter dans le cadre de son devoir de vigilance ? Une assignation peut ensuite être introduite dans les 3 mois en cas de non-respect de la mise en demeure et ne pas être identique à partir du moment où il y a un lien suffisant entre toutes les demandes. Elle rejette aussi l’argument selon lequel on ne peut assigner sur le fondement du devoir de vigilance avant qu’il y ait eu un dialogue obligatoire préalable.

Tout comme dans la décision rendue le même jour dans l’affaire EDF, elle considère que le devoir de vigilance est une obligation de mettre en œuvre des mesures, pas simplement de publier un plan. L’argument très formaliste de TotalEnergies qui consistait à dire qu’à partir du moment où ils ont publié un plan dans lequel le risque climatique est désormais indiqué, toutes nos demandes seraient caduques, a été expressément écarté par la Cour d’appel.

Sébastien Mabile : Sur le préjudice écologique, la cour d'appel de Paris ne suit pas le raisonnement du juge de la mise en état car elle considère que l'action des collectivités était potentiellement recevable mais elle fait l’objet d’une interprétation stricte des éléments de preuve qu'on verse au débat. Seule la ville de Paris, particulièrement exposée au réchauffement climatique et qui exerce des compétences et met en œuvre des moyens humains et financiers importants pour réduire ses émissions et s’adapter (plans climats, objectif neutralité carbone en 2050 …) a un intérêt à intervenir. En revanche, pour les autres collectivités, elle estime qu’on ne démontre pas suffisamment l'existence d'un préjudice particulier qui serait distinct des conséquences générales du réchauffement climatique. C’est une appréciation de fait relativement stricte mais qui, contrairement à celle du juge de la mise en état, ne ferme pas totalement la porte à l'action des collectivités territoriales. En revanche, pour les associations de protection de l'environnement, elle retient une approche beaucoup plus libérale considérant que Notre affaire à tous était recevable quand bien même elle n’était pas agréée au jour où elle a engagé l'action ainsi que l’association ZEA qui n'est pas une association agréée de protection de l'environnement mais qui doit être jugée recevable au regard de son objet statutaire.

Est-ce que cette décision est une nouvelle porte ouverte pour les contentieux climatiques ?

François de Cambiaire : Cette décision (et la décision EDF) ouvre clairement les portes de ce contentieux sur le fondement du devoir de vigilance. Elle ouvre la voie d'accès au juge car elle intègre la responsabilité climatique liée aux émissions de gaz à effet de serre au sein du devoir de vigilance et donc des risques que l'entreprise doit prendre en compte et limiter. La Cour d’appel affirme que la conception française du devoir de vigilance intègre les risques climatiques et d'une certaine manière s'aligne avec la directive sur la CSRD. Ce n'est pas simplement une décision jurisprudentielle. On a un nouveau champ du droit qui s'ouvre pour les entreprises qui l'ont largement déjà investi il faut le reconnaître. La directive européenne CS3D prévoit aussi ce fameux plan de transition climatique avec une différence intéressante qui est l’obligation de justifier de la mise en œuvre de ce plan. La cour d'appel n’y fait pas référence mais on est déjà dans une vigilance climatique qui nécessite que l'entreprise adopte des mesures dont la pertinence sera examinée par le juge au regard des travaux scientifiques du GIEC, notamment. Le rapport HLEG de l’ONU détaille très clairement les mesures à adopter, comme dans la décision ayant condamné Shell aux Pays-Bas (l’appel sera rendu en novembre prochain).

Sébastien Mabile : Ce qu'on demande c'est ce qui s’impose aujourd’hui aux entreprises à travers le plan de transition climatique exigé par la directive CSRD. L'entreprise doit désormais justifier comment dans le cadre de ces activités elle s'aligne sur l'objectif universel de l'accord de Paris. Il va donc falloir déterminer si cet alignement doit ou non intégrer les émissions indirectes du scope 3 et une trajectoire de réduction des émissions en valeur absolue, en fixant des objectifs court et moyen terme cohérent avec l’objectif de neutralité carbone en 2050. C'est la principale question qui sera tranchée par le juge dans le cadre du procès au fond. Que doit faire une entreprise pétrolière et gazière pour s'aligner sur l'accord de Paris aujourd'hui ? Donc oui, une porte s’ouvre.

Que faut-il retenir de cette décision ?

François de Cambiaire : C'est une décision très importante car pour la première fois, s'agissant de contentieux climatiques contre des entreprises, elle consacre l'inaction face aux risques climatiques comme étant constitutive d'un préjudice écologique et d'un manquement de vigilance. Le risque climatique fait bien partie de la réglementation sur la vigilance.

Elle consacre la nature du devoir de vigilance. Le devoir de vigilance est une obligation civile d'agir, ce n’est pas seulement du reporting. Et parmi les mesures qui doivent être prises, il faut prendre en compte le risque climatique qui fait pleinement partie du devoir de vigilance. Ce dernier, peut donc servir à interpeller une entreprise sur des risques et lui demander des mesures pour les prévenir. C’est ensuite au juge de vérifier si elle les a adoptées, mises en œuvre et si elles sont efficaces pour réparer les préjudices.

Enfin, elle vient véritablement mettre un terme aux jurisprudences précédentes en refusant d'instaurer une phase préalable de précontentieux sur le devoir de vigilance. Elle ouvre la voie à des actions en reconnaissant que l'intérêt à agir doit s'apprécier de façon classique sans imposer aucune restriction.

Sébastien Mabile : La recevabilité très large qui est reconnue aux associations renforce leurs rôles de parties prenantes externes. Il faut donc les écouter, ne pas les considérer comme des adversaires et prendre en compte leurs critiques dans les réflexions stratégiques et juridiques des entreprises.

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Propos recueillis par Laurine TAVITIAN, ActuEL Direction Juridique